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Suzanne Morrissette – translations

par Jenny Western




            En 2022, à la fin de l'hiver, Suzanne Morrissette et moi avons pris le temps de discuter et de nous retrouver. Depuis que je l'ai rencontrée, il y a plus de dix ans, j'ai toujours été fascinée par la façon dont Morrissette pense, communique et représente ses idées. translations couvre le travail artistique de Morrissette de 2013 à 2022 et retrace l'élaboration de sa pratique au cours de cette décennie. Tout au long de notre conversation, elle m'a fait part de ses réflexions sur son exposition, mettant en lumière un ensemble d'œuvres à la fois cohérentes et autonomes.    



            Les premières œuvres de l'exposition forment une série de quatre photographies sans titre. Morrissette y apparaît, semblant escalader de vastes montagnes, s'adosser à des falaises rocheuses et, de manière générale, s'intéresser aux paysages. Pourtant, quelque chose cloche. Son corps, en particulier, semble disproportionné. Des éléments clés manquent; sur une photo, des parties de sa jambe sont absentes et sur une autre, sa tête manque au tableau. Alors que les paysages sont nets et vivants, Morrissette apparaît pixellisée et floue. Elle ne semble pas à sa place, malgré l'insertion intentionnelle du sujet dans l'espace. Ces pièces sans titre sont les mémoires de Morrissette, qui se rappelle l’époque où elle vivait à Thunder Bay, en Ontario, pendant laquelle ces clichés ont été capturés. Une habituée de l'escalade et de la randonnée, elle contemplait alors sa place en tant que personne autochtone vivant sur un territoire autochtone différent. Cette série de photographies sans titre est pour Morissette la matérialisation de pensées et d’expériences dans une représentation visuelle; elle ouvre la voie à une exploration plus poussée de la création artistique et de l'environnement naturel.  



            Entre 2014 et 2016, Morrissette a travaillé sur la série score for bottom of a lake, qui comprend des aquarelles sur papier ainsi qu'une pièce vidéo en boucle accompagnée de l'audio d'un hydrophone conçu par l’artiste. Comme le souligne Morrissette, ces pièces sont une réflexion sur la réalisation d'un portrait de l'invisible. Les œuvres vidéo scrutent le fond rocheux d'un lac, sujet particulièrement captivant, dont la trame sonore rompt avec le doux clapotis habituel de l'eau. Le son capté par les microphones artisanaux de Morrissette est au mieux étouffé, comme s'il avait été capturé de l'intérieur d'un canot rembourré plutôt que d'un microphone suspendu dans de l'huile d'olive. En fait, il a été enregistré alors qu'elle pagayait sur les rives du nord du Michigan dans le cadre d'une résidence d'artiste en collctif et consacrée à la discussion de l'histoire, du présent et de l'avenir des autochtones sur des terres privées.[1] À la même époque, Morrissette avait séjourné à Grand Rapids, au Manitoba, un endroit dont le nom évoque le son de ses eaux avant que l'installation d'une centrale hydroélectrique par Manitoba Hydro, entre 1960 et 1968, ne le transforme, lui et les communautés environnantes. Bien qu'il ne s'agisse pas de sa communauté d'origine, Morrissette est entrée en contact avec l'aîné Ron Cook de la Nation crie de Misipawistik, qui l'a aidée dans sa réflexion sur la résilience du son de l'eau. En écoutant les sons qui ne sont plus perceptibles à l’oreille, qui ne sont plus dans leur état d’origine, Morrissette comprend comment le processus de création de cette œuvre d'art sert de métaphore pour « le récit des histoires violentes du colonialisme qui ont été recouvertes de récits de progrès, mais aussi pour décrire la résilience des communautés autochtones qui, comme l'eau, n'ont pas été réduites au silence ».

           

            Depuis, Morrissette a commencé à s'interroger sur le rôle qu'elle joue derrière l'objectif ou le microphone, et en tant qu'artiste ou auteure de ces œuvres, elle qui « parle à proximité[2] » de ces représentations de l'histoire et du lieu. Les installations vidéo one and the same (2016) et poplar (2021) ont toutes deux invité les spectateurs à interagir avec l'œuvre d'art et à participer de manière variable à l'acte de représentation. Dans one and the same, le mouvement du spectateur devant un grand écran affecte le mouvement sur l'écran de roseaux dorés se balançant. Dans poplar, c'est lorsque le spectateur cesse de bouger que le son du vent reprend son cours dans les feuilles des branches de peuplier projetées sur le mur de la galerie. Au fil des décennies et des œuvres accumulées, un fil conducteur sous-tend la pratique de Morrissette : le rôle de la présence du corps, qu'il s'agisse du sien ou de celui de son public, en relation avec le paysage et l'environnement. Son œuvre la plus récente, listening devices, offre une ponctuation à ce fil de pensée; elle offre aussi un aperçu de ce qui nous attend dans les décennies à venir et de la manière dont l'œuvre et les idées de Morrissette se traduiront dans l'avenir.                               







[1] Parmi les autres artistes présents figuraient Dylan Miner, Julie Nagam et Nicholas Brown, dans le cadre du programme de résidence de Rabbit Island en 2014.

[2] Dans son film Reassemblage (1982), Trinh T. Minh-ha, cinéaste d’origine vietnamienne, décrit sa relation avec ce que certains ont appelé une « anti-ethnographie », qui résiste à l'envie documentaire de parler pour un sujet et choisit plutôt d’en parler « à proximité ».

Balsom, Erika. 2018. There is no Such Thing as Documentary: An Interview with Trinh T. Minh-ha. Frieze. https://www.frieze.com/article/there-no-such-thing-documentary-interview-trinh-t-minh-ha Consulté le 5 avril 2022.


















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