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Expositions Passées



Bebakaan


Carrie Allison, Christian Chapman, Matthew Vukson
Sous la direction de Lori Beavis
19 novembre 2022 – 28 janvier 2023




Avec nos remerciements à Alan Corbiere pour la traduction en Anishinaabemowin.

Bebakaan signifie "chacun est différent" en nishnaabemwin. Ce mot est apparu, avec l'aide précieuse d'Alan Corbiere, lors du traitement du ou des éléments des œuvres de cette exposition. Je pensais à des mots expressifs comme " alternativement " ou " échangeable " parce que, bien que les œuvres d'art soient liées les unes aux autres par la préoccupation du travail des perles, elles sont toutes d'une certaine manière différentes les unes des autres et différentes ou en dehors de nos attentes du travail des perles.

L'exposition de trois personnes, Bebakaan, à laquelle participent Carrie Allison (d'origine nêhiýaw/Cree, métisse et européenne), Christian Chapman (Anishinaabe) de la Première nation de Fort William, dans le nord de l'Ontario, et Matthew Vuckson (Tlicho Dene des T.N.-O.), qui vit et travaille à Lac Brochet, au Manitoba, fait passer le perlage du domaine de l'intime et du fixe à celui de la démesure, de l'animation et de l'immersion. Les œuvres présentées sont une méthode permettant à chaque artiste de discuter à sa façon du lieu, de la position, de l'histoire et de l'identité.

Le perlage est l'élément déclencheur des œuvres de Bebakaan.  À travers l'histoire, la pratique du perlage a été largement reconnue par les peuples comme un moyen d'enregistrer et de traduire les connaissances culturelles. Christi Belcourt a écrit : "Le perlage est profondément enraciné dans les histoires et les relations terrestres liées aux histoires et aux récits... [en tant que tel] le perlage est porteur des histoires de l'adaptation des cultures au fil du temps".

La croyance culturelle selon laquelle le perlage - quelle que soit sa forme - permet aux gens d'entrer en relation les uns avec les autres et avec leurs propres terres, histoires, identités et visions du monde spécifiques à leur nation est démontrée dans cette exposition.

Les perles animées de Carrie Alisson font référence à ses ancêtres maternels et lui permettent de réfléchir à la perte culturelle intergénérationnelle et aux actes de récupération. Son travail combine des technologies anciennes et nouvelles pour raconter des histoires de terre, de continuité, de croissance et de guérison. TO HONOUR (2019) est une animation perlée expérimentale qui explore le concept du retour du perlage dans le paysage.  Miyoskamiki (2020) est une animation perlée qui décrit la croissance d'un crocus des prairies, l'une des premières plantes à émerger lorsque l'hiver se transforme en printemps. Traditionnellement, les chasseurs et les fermiers guettaient ces plantes pour marquer le tournant des saisons. Nishotamowin (2020) est un mot nêhiyawin/cree qui signifie compréhension ou relation avec soi-même. Il s'agit d'une pièce audio qui réfléchit à la manière de " faire connaissance " ou de comprendre en écoutant les actions que nous réalisons.  Le spectateur se connecte à l'audio par le biais d'un code QR pour écouter les sons qui filtrent à travers la fenêtre du studio d'Allison, ainsi que ses gestes de perlage amplifiés et ses pensées parlées.

Les œuvres d'Allison sont des gestes de recherche de compréhension et de connexion à la famille, à la langue et à la terre. 

Christian Chapman crée ses peintures et ses sérigraphies pour raconter des histoires en utilisant souvent le style Woodlands. Il s'agit d'un style artistique distinct qui mêle histoires traditionnelles et supports contemporains avec des couleurs vives et des lignes audacieuses. Chapman est bien connu pour l'insertion de figures facilement reconnaissables - la princesse Diana, la reine Elizabeth II ou Elvis sur un champ plat où la figure est entourée de fleurs et de coquilles ou de peaux d'animaux. Cependant depuis 2017, il a été inspiré par la communauté créative des femmes qui fabriquent et perlent leurs regalia. Il s'est tourné vers les détails perlés plus complexes des regalia, dit-il, parce que sa partenaire et sa mère, ainsi que d'autres femmes de sa famille proche et élargie sont des travailleuses du perlage. Il a pris la décision de peindre les motifs perlés à une échelle très supérieure, afin de mieux comprendre les délicates perles de verre et les motifs floraux.  En même temps, Chapman continue à travailler dans le cadre du patrimoine visuel des motifs de perlage Anishinaabeg comme méthode pour établir des liens avec les histoires et les récits familiaux, ainsi qu'avec la terre sur laquelle ces relations se sont formées.

L'artiste Tlicho Dene Matthew Vukson est un pédagogue. Enseigner aux autres fait partie d'un continuum qu'il a expérimenté - c'est sa mère qui lui a appris à perler et maintenant il enseigne cette compétence aux autres. Vukson aime partager les histoires qui lui ont été transmises par sa famille et il aime parler de son parcours de perles. Il utilise l'art comme une forme de réclamation et de réconciliation.

Dans l'œuvre immersive de cette exposition, il s'écarte du travail de perlage floral qu'on lui a enseigné pour s'intéresser à l'expérience de la violence et de la brutalité policière. Dans son travail, nous trouvons des badges de police, Police Badge 1, 2 (2019, 2020), des menottes Cuff'em (2022) et un nœud coulant de pendu, Calculating Weight (2022). Ces œuvres, qui évoquent des réactions brutales à l'égard du corps autochtone, sont contrebalancées par des images perlées qui présentent les cosmologies autochtones comme une source de guérison et de réconfort. Dans des œuvres telles que Place Before Time (2019) et Orbital Station NO 2(2021). Tandis que d'autres œuvres comme Red Walker (2018) et Octavial (2019) nous rappellent la force dans laquelle nous pouvons puiser lorsque nous retournons à la terre pour marcher dans la forêt, les masses de fleurs sauvages, ou pour nous asseoir et regarder les aurores boréales dans Place Before Time (2019).

Bien que dans cette exposition, le travail de Vukson se situe plus profondément dans le domaine du perlage habituel, son sujet va au-delà de nos attentes en matière de perlage. Allison et Chapman modifient également la notion de perlage en tant que jeu avec le mouvement et l'échelle.  Pourtant, ces trois artistes mettent en évidence, à leur manière, la continuité de la tradition du perlage ancrée dans l'art indigène, avec une différence.

Versification/ Teskontewennatié:rens

January Rogers
commissaire Ryan Rice
10 septembre 2022 - 29 october 2022



Versification en 10 questions

Ryan Rice : Compte tenu des règles et des structures occidentales qui régissent l’écriture de la prose et que vous contestez manifestement dans votre travail, pouvez-vous décrire ou définir comment le titre de l’exposition Versification représente l’ensemble des œuvres présentées ? Peut-on le concevoir ou le lire comme une (ré)action décolonisatrice ?
January Rogers : Excellente question! J’ai bien aimé le titre Versification et je l’ai choisi parce qu’il fait si bien référence à la promotion et à l’utilisation des vers activés dans la poésie qui circule sous diverses formes au sein de l’exposition. J’utilise le langage comme une invitation, à travers les mots et les images par lesquels ou à travers lesquels le spectateur est invité à découvrir un sens évolutif et une interprétation personnelle dans chacune des pièces. À un moment précis de ma vie, j’ai consciemment choisi de me tourner vers la poésie ou, plutôt, j’ai permis à la poésie de me montrer la voie à suivre pour m’exprimer. J’ai ainsi abandonné ma pratique des arts visuels pour consacrer mon attention et mes efforts à l’écriture. Toutefois, ma pratique initiale est revenue après un temps sous forme de création audiovisuelle. Il s’agit d’un processus de création très concret au sein duquel je marie la poésie à la vidéo et la prestation. Ainsi, peut-être que la combinaison de ces formes d’art, comme le fait de se débarrasser des paramètres oppressifs de la « littérature traditionnelle », pourrait être considérée comme une réaction décolonisatrice, mais, en toute honnêteté, si ma pratique génère une réaction décolonisatrice, il s’agit d’un phénomène qui découle de moi, mettant mes créations au service de mes passions.    

RR : Votre pratique artistique principale en tant que poète est amplifiée par votre expérimentation et votre maîtrise des médias (son, performance, vidéo) et est étoffée par des références à la justice sociale et une critique mordante des systèmes coloniaux qui nous oppriment. À quel moment, en tant que poète, avez-vous incorporé et intégré ces outils (médias) dans votre travail ? Comment ont-ils amplifié votre voix ?
JR : Eh bien, je ne suis pas certaine que l’intention était d’amplifier ma voix, mais la pratique elle-même a amplifié ma joie. Grâce à mon travail et à mon expérience à la radio, j’ai acquis quelques compétences en matière de réalisation sonore et j’ai pris ce petit bagage de connaissances pour le mettre à profit. J’ai eu beaucoup de plaisir à expérimenter avec le son et je me suis rendu compte que le son est une expression tellement ancienne; qu’il est possible de produire une narration uniquement avec le son. Une fois de plus, mes pratiques se sont chevauchées : écriture, son, radio, spectacle, musique, voix, etc.

Eh oui, je commente mon travail. Je suis obligée de le faire. Cela fait partie de ma responsabilité en tant que femme et artiste Haudenosaunee. Je dois poser ces jalons dans le temps, même si je dois puiser dans mes droits culturels ancestraux pour les mettre en lumière aujourd’hui. Ces pièces représenteront une interprétation contemporaine de nos enseignements et des événements historiques. Je dois me représenter en tant qu’artiste et je deviens un peu plus audacieuse dans mes pratiques en y intégrant mon histoire personnelle.

RR : J’admire ta polyvalence et la férocité de ton esprit créatif, ainsi que son absence de retenue. Qu’est-ce qui te motive ? Qu’est-ce qui t’inspire ?
JR : Eh bien, c’est le mot exact! C’est « l’esprit créatif », cet esprit m’habite depuis l’enfance. Et même si je n’ai pas choisi d’« étudier » l’art ni eu le privilège de connaître ceux qui m’ont précédé et d’apprendre à utiliser un langage artistique approprié dans le cadre d’une formation classique, j’ai fini par acquérir ces connaissances en effectuant des résidences et en travaillant aux côtés d’autres personnes dans le cadre de collaborations, ainsi que par mes propres recherches et mes propres pratiques. Je n’ai donc pas eu à désapprendre quoi que ce soit pour trouver ma voix en tant qu’artiste. Elle s’est développée en ajoutant, et non en enlevant quoi que ce soit. Je n’ai jamais eu à utiliser ce langage « classique » d’artiste pour faire croire que je pouvais générer un intérêt de la part du public relativement à mes œuvres parce que je ne le possède pas. J’ai de la poésie. J’ai des instincts. J’ai cet esprit qui guide mon travail. Je suis inspirée par l’honnêteté des expériences vécues et je suis motivée par un réel sens de la responsabilité dans l’utilisation des dons et des possibilités que j’ai été si chanceuse de recevoir dans ma vie.

RR : Ressentez-vous un sentiment d’urgence à « produire » (à savoir, faire de l’art) ? Si oui, cette urgence est-elle le moteur de votre travail ?
JR : Non.

RR : En tant qu’artiste à plein temps (au sens large), où trouvez-vous l’énergie pour gérer et mener de front non seulement l’environnement littéraire, mais aussi de multiples projets qui s’étendent à la culture visuelle et aux médias.
JR : Par moments, la gestion de ces projets devient un merveilleux casse-tête, une danse complexe. Mais, là encore, c’est quelque chose que je fais depuis l’enfance. Je me souviens qu’en cinquième année, j’écrivais des pièces de théâtre et je demandais à tous mes amis de les jouer. Il s’agissait de pièces très féministes, qui mettaient le personnage féminin en évidence, en tant que protagoniste de l’histoire. J’ai été élevée par une mère féministe dans les années 70 et 80, à une époque où le mot « féministe » était lié aux mots « libération des femmes ». Autres temps, autres contextes. Mais en tant que jeune écrivaine, j’ai également été soutenue par ces communautés. J’ai toujours été une personne autonome et je crois que je suis faite pour gérer ma carrière tout en étant la créatrice que j’ai besoin d’être. Je sais que ce n’est pas le cas pour tous les artistes et, depuis mon retour à Six Nations, j’ai mis mes compétences en gestion au service de certains musiciens et événements locaux. C’est un travail qui me nourrit vraiment. Il n’est donc pas du tout surprenant que je me sente tout à fait à l’aise dans le rôle de « productrice » pour mes propres projets et en collaboration avec d’autres.

RR : Dans votre démarche de prestation, votre présence est audacieuse, sans artifice et retient l’attention. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de constater que vos actions sont réfléchies et bien pesées. Comment créez-vous cette dynamique ? Êtes-vous consciente du public et de ses réactions ? Est-ce important pour vous ?
JR : Le public ne joue aucun rôle dans le développement de mon travail de prestation. Ce qui est important, c’est que je reste dans l’instant, que j’évoque l’« esprit » de l’œuvre en moi, que je le ressente en moi pendant la représentation, car cet « esprit » se manifestera pendant la représentation. C’est tellement puissant. Il y a tellement de choses qui peuvent être transmises par l’art-performance et la découverte du langage qui vient de mon corps, de mon mouvement et de la combinaison d’actions et d’interactions avec les objets me passionne pleinement. La mesure du succès d’une représentation, pour moi, c’est le silence piquant d’un public profondément captivé parce que je suis tellement engagée dans mon propre espace, mes pensées et ma méditation en temps réel. Je crois que nous pouvons définir les éléments connus de l’art-performance. Nous pouvons les nommer et les enseigner. Mais je pense que ce que j’aime tant dans les arts de la scène est identique à ce que j’aime dans le « spoken word », à savoir que nous le définissons en le faisant et que lorsque nous continuons à le faire (authentiquement), nous en élargissons la définition. Ces pratiques, comme la culture elle-même, sont vivantes et en pleine croissance. Elles doivent évoluer et défier à la fois le spectateur et, surtout, l’artiste. 

RR : Quelle a été votre expérience dans la production des poèmes visuels de l’exposition traitant des conséquences des pensionnats et du Mush Hole en particulier ? Quel rapport entretenez‑vous avec cette histoire?
JR : Tout d’abord, les images sont tirées du projet de performance documenté que mon frère et collaborateur Jackson 2bears et moi avons réalisé au Mush Hole, alias Mohawk Institute, alias le Pensionnat de Six Nations, en 2016. Jackson a une histoire plus directe et connue avec le Mush Hole à travers l’histoire de son grand-père paternel. Mon histoire familiale avec cet endroit est moins connue, mais je sais que mes grands-parents paternels ont été actifs au sein des églises anglicanes de Six Nations, ce qui les a bien sûr éloignés des traditions et des pratiques culturelles Haudenosaunee. Il y a donc eu un bouleversement évident depuis leur génération, si ce n’est plus longtemps avant. Les poèmes qui accompagnent ces images sont (plutôt) récents. Ils ont été écrits lors d’un voyage à Venise, en Italie, en avril 2022, un voyage très difficile pour moi à bien des égards. Ce voyage a été très éprouvant pour moi à bien des égards. Il m’a toutefois offert l’occasion de mener une grande réflexion sur moi-même et de rédiger plusieurs poèmes. J’ai inclus certains d’entre eux dans les images du Mush Hole. C’est ici que je raconte mon histoire. La honte de grandir en étant visiblement autochtone, la perte de ma sœur — la seule autre personne au monde qui partageait mon histoire, les effets négatifs indéniables que les pensionnats ont sur ma réalité aujourd’hui. J’ai survécu. Je m’épanouis. Je célèbre cette année 31 ans de sobriété. Le fait de retourner dans cet institut avec des images de ma famille a été très transformateur. Grâce à ce projet de performance, j’ai pu changer ma relation avec cet endroit en étant consciente de ma présence et de la présence des esprits de ceux qui y sont passés. Leur énergie est palpable. Je peux les sentir écouter lorsque je leur parle.

RR : Étant membre de la communauté de Six Nations, quelle est votre relation avec Pauline Johnson ? Faites-vous des rapprochements avec votre propre parcours d’écrivaine et d’interprète Haudenosaunee ?
JR : Réponse courte : oui. La réponse longue est que je crois qu’elle s’est épanouie en tant qu’auteure et interprète par besoin de s’exprimer, par amour du théâtre, par désir de rester libre et par désir naturel d’être sa propre personne. Je fonctionne de la même manière en tant qu’artiste et en tant que femme Haudenosaunee. Le fait de ne pas avoir d’enfants peut parfois vous faire passer pour une anomalie au sein de la communauté autochtone. Pauline n’a pas eu d’enfants (bien qu’il y ait des rumeurs...). Et je ne vois pas cela comme un sacrifice pour ma carrière. Je tiens beaucoup à ma liberté et je ne vois pas grand-chose d’autre que ce monde puisse m’offrir qui soit plus attrayant que cela. Ce que je partage avec Pauline en tant qu’interprète, c’est la manière dont nous avons appris à faire cette chose qu’on appelle la poésie de performance. À part les artistes de théâtre que Pauline Johnson admirait, il n’y avait personne qui faisait ce qu’elle faisait à son époque. Et il en a été de même pour moi. Lorsque j’ai décidé de faire évoluer mon travail vers une pratique de la poésie de performance, tout a été développé par moi-même et, heureusement, la plupart des projets ont fonctionné. Nous partageons donc une nature innovante, un programme pro-femmes et pro-autochtones à partir duquel notre poésie trouve son inspiration et, bien sûr, l’amour et le besoin de voyager pour faire avancer nos carrières.

RR : Le rôle de l’« orateur » est fondamental dans la culture Haudenosaunee. Avez-vous l’impression de faire progresser cette tradition avec votre propre pratique ? Dans quelle mesure est-il important de raconter et d’être entendu ? Dans quelle mesure est-il important d’écouter ?
JR : Encore une excellente question, Ryan. Tu as été témoin de la performance que j’ai organisée avec des radios et, si tu te souviens bien, dans mon discours après la performance, j’ai dit que je crois que nous sommes tous comme des radios. C’est-à-dire que nous avons la capacité de transmettre (envoyer des signaux) et de recevoir. Encore une fois, je fais référence à nos énergies. En tant que poète qui prend la parole plutôt que de lire ses mots, bien que je les lise aussi parfois, je crois que la façon dont nous (les auteurs autochtones) participons à la « littérature » n’est qu’un tremplin pour nous ramener à la pratique originale de l’art oratoire. Dans nos sociétés actuelles, de nombreux rôles font appel à l’art oratoire dans leurs activités, comme les avocats, les comédiens, les enseignants, les orateurs de la Maison longue, les politiciens, etc. L’acte de « parler » n’a donc jamais vraiment disparu. La raison pour laquelle j’ai commencé à faire du spoken word, c’était pour que mes mots puissent être entendus; pas moi, mais mes mots. Je voulais les honorer en leur donnant la meilleure chance possible d’être entendus. Au fil du temps, après que mes nerfs se soient calmés, parce qu’il y a une peur de perdre ses mots en plein discours, j’ai commencé à présenter avec un sens naturel de la présence et des gestes sur scène. J’ai commencé à m’amuser avec tout ça. 

RR : Les objets tangibles que vous créez et les matériaux que vous incorporez et produisez pour vos performances, vos œuvres médiatiques comme les costumes, les accessoires, les poupées de maïs, les tremplins, les cigarettes roulées, etc., deviennent tous des représentations artistiques/créatives qui incarnent votre présence et qui demeurent actives comme traces de votre absence. Dans le cas de Versification, de votre performance et de votre collaboration avec Jackson 2Bears (artiste d’installation multimédia/performance Kanien'kehaka et théoricien culturel originaire de Six Nations), comment les vestiges exposés incarnent-ils l’essence de votre performance ?  
JR : Je dirais qu’à travers la performance, nous ne créons pas seulement des expériences et des souvenirs, mais aussi des preuves de notre présence à travers les objets laissés derrière nous. Dans le cas de la performance Spirit Shadow, qui fait partie de l’exposition Versification, Jackson 2bears et moi-même laissons littéralement des silhouettes de nous-mêmes dans la galerie. Nous créons un espace négatif en forme de nous-mêmes, distingué par les médecines que nous utilisons dans une cérémonie de protection, croyant que les méthodes et les actions que nous évoquons pour nous protéger dans la performance, sont si évidentes, que même en notre absence, nous restons....protégés, en quelque sorte.


Nikotwaso


Catherine Boivin
commissaire Jessie Ray Short




In the Round: Catherine Boivin, par Jessie Ray Short (rev. octobre, 2023)

Le travail de Catherine Boivin est centré sur des événements qui la touchent personnellement, en tant que femme et mère atikamekw vivant dans une communauté autochtone du Québec actuel. Lors de nos conversations vidéo, j’écoute attentivement Catherine me parler des concepts qui sous-tendent son œuvre, intitulée Nikotwaso. Lors de ces rencontres, la petite fille de Catherine joue en arrière-plan ou grimpe sur ses genoux. Nos discussions tournent autour de divers sujets, notamment les intérêts actuels pour le cinéma et la télévision, l’art vidéo, les connaissances culturelles de nos communautés autochtones respectives, l’importance des langues autochtones et de leur enseignement aux générations futures, ainsi que la violence sexiste dont sont victimes les femmes autochtones au Canada.

Catherine souligne qu’elle se sent aujourd’hui investie d’une grande responsabilité dans la résolution de ces problèmes, afin que sa langue et sa culture restent vivantes pour sa fille. De veiller à ce que sa fille vive pour sa culture et sa langue. Ces préoccupations continuent d’être exprimées par les peuples autochtones. On peut affirmer que dans ce pays, « un récit national [a été créé et] est fondé sur le génocide des autochtones... Pendant trop longtemps, on s’est intéressé aux cultures autochtones, mais pas aux Autochtones eux-mêmes ni à leur bien-être ».[1] Il n’y a pas de culture sans les personnes dont elle est issue. Pour une jeune femme comme Catherine Boivin, la question des femmes autochtones assassinées et disparues continue de la hanter, comme c’est le cas pour les populations autochtones à l’échelle nationale (y compris au Québec).[2]

Dans cette exposition, Catherine et les femmes qui participent à son projet courent en cercle sur les moniteurs, évoquant les nombreuses dimensions de leur identité. Elles courent en cercle pour rester actives, pour prendre soin d’elles-mêmes; elles courent en cercle pour refléter les cycles de la vie, y compris les changements de saison; elles courent en cercle pour symboliser les cycles de la violence qui les exposent, en tant que femmes autochtones, à un risque beaucoup plus élevé de subir des violences que les autres populations de femmes du pays.

Le travail de Catherine est toutefois nuancé; il touche aux récits de traumatismes autochtones tout en allant plus loin. En parlant avec Catherine de Nikotwaso, je suis frappée par les similitudes entre son travail et celui de Dana Claxton, tant sur le plan matériel que conceptuel. Lors d’une conférence d’artiste, Dana Claxton précisait que l’attention qu’elle porte à la mode et aux normes de beauté dans son travail sert à remettre en question l’« impérialisme esthétique » des normes eurocentriques, de son point de vue en tant que Hunkpapa Lakota, et à la « recherche de la beauté et de l’esthétique autochtone ».[3]

Le travail de Catherine, comme celui de Dana, ne supprime pas les vêtements comme tels, mais y intègre[4]plutôt des éléments culturels. L’intention est d’incorporer des éléments historiques observés sur les vêtements atikamekw portés par les ancêtres de Catherine, comme les jupes à ceinture et à carreaux, tout en ajoutant des éléments de conception inspirés de la vision éclectique de la chanteuse islandaise Bjork.[5]

Nikotwaso est une œuvre de cercles et de cycles. C’est une œuvre circulaire. Catherine conjugue le passé et le futur au présent, avec un regard sur ses grands-mères, sur sa fille et sur les générations futures, tout en faisant référence à divers éléments visuels, qu’ils proviennent de la culture pop, du cinéma et de la télévision, ou de l’esthétique culturelle atikamekw contemporaine et historique. Nikotwaso demande au public de mettre en suspens ses convictions, ou ce qu’il croit savoir des femmes autochtones, et d’entrer dans les possibilités concentriques créées par Catherine Boivin.

Pour aller plus loin :
Bowen, Deanna, et Maya Wilson-Sanchez. A Centenary of Influence. Canadian Art. (20 avril, 2020). Consulté le 25 mai 2020. https://canadianart.ca/features/a-centenary-of-influence-deanna-bowen/.

Ryerson Image Centre. Artist Talk with Dana Claxton. 1:00:55. youtube.com: Toronto Metropolitan University, 2021. Artist Talk. https://www.youtube.com/watch?v=zv6qeQTB4Yg.

La Commission a publié un rapport sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées au Québec, qui peut être consulté ici en anglais : https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2019/06/Final_Report_Vol_2_Quebec_Report-1.pdf

Version française : https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2019/06/Rapport-compl%C3%A9mentaire_Qu%C3%A9bec.pdf


[1] Wilson-Sanchez, Maya.
[2] Consultez les rapports de l’ENFFADA cités dans la bibliographie pour en apprendre davantage.
[3] Claxton, Dana.
[4] Claxton, Dana.
[5] Entretien privé avec Catherine Boivin le 6 mai 2022.

Suzanne Morrissette


translations



Texte de Jenny Western

            En 2022, à la fin de l'hiver, Suzanne Morrissette et moi avons pris le temps de discuter et de nous retrouver. Depuis que je l'ai rencontrée, il y a plus de dix ans, j'ai toujours été fascinée par la façon dont Morrissette pense, communique et représente ses idées. translations couvre le travail artistique de Morrissette de 2013 à 2022 et retrace l'élaboration de sa pratique au cours de cette décennie. Tout au long de notre conversation, elle m'a fait part de ses réflexions sur son exposition, mettant en lumière un ensemble d'œuvres à la fois cohérentes et autonomes.    

            Les premières œuvres de l'exposition forment une série de quatre photographies sans titre. Morrissette y apparaît, semblant escalader de vastes montagnes, s'adosser à des falaises rocheuses et, de manière générale, s'intéresser aux paysages. Pourtant, quelque chose cloche. Son corps, en particulier, semble disproportionné. Des éléments clés manquent; sur une photo, des parties de sa jambe sont absentes et sur une autre, sa tête manque au tableau. Alors que les paysages sont nets et vivants, Morrissette apparaît pixellisée et floue. Elle ne semble pas à sa place, malgré l'insertion intentionnelle du sujet dans l'espace. Ces pièces sans titre sont les mémoires de Morrissette, qui se rappelle l’époque où elle vivait à Thunder Bay, en Ontario, pendant laquelle ces clichés ont été capturés. Une habituée de l'escalade et de la randonnée, elle contemplait alors sa place en tant que personne autochtone vivant sur un territoire autochtone différent. Cette série de photographies sans titre est pour Morissette la matérialisation de pensées et d’expériences dans une représentation visuelle; elle ouvre la voie à une exploration plus poussée de la création artistique et de l'environnement naturel.  

            Entre 2014 et 2016, Morrissette a travaillé sur la série score for bottom of a lake, qui comprend des aquarelles sur papier ainsi qu'une pièce vidéo en boucle accompagnée de l'audio d'un hydrophone conçu par l’artiste. Comme le souligne Morrissette, ces pièces sont une réflexion sur la réalisation d'un portrait de l'invisible. Les œuvres vidéo scrutent le fond rocheux d'un lac, sujet particulièrement captivant, dont la trame sonore rompt avec le doux clapotis habituel de l'eau. Le son capté par les microphones artisanaux de Morrissette est au mieux étouffé, comme s'il avait été capturé de l'intérieur d'un canot rembourré plutôt que d'un microphone suspendu dans de l'huile d'olive. En fait, il a été enregistré alors qu'elle pagayait sur les rives du nord du Michigan dans le cadre d'une résidence d'artiste en collctif et consacrée à la discussion de l'histoire, du présent et de l'avenir des autochtones sur des terres privées.[1] À la même époque, Morrissette avait séjourné à Grand Rapids, au Manitoba, un endroit dont le nom évoque le son de ses eaux avant que l'installation d'une centrale hydroélectrique par Manitoba Hydro, entre 1960 et 1968, ne le transforme, lui et les communautés environnantes. Bien qu'il ne s'agisse pas de sa communauté d'origine, Morrissette est entrée en contact avec l'aîné Ron Cook de la Nation crie de Misipawistik, qui l'a aidée dans sa réflexion sur la résilience du son de l'eau. En écoutant les sons qui ne sont plus perceptibles à l’oreille, qui ne sont plus dans leur état d’origine, Morrissette comprend comment le processus de création de cette œuvre d'art sert de métaphore pour « le récit des histoires violentes du colonialisme qui ont été recouvertes de récits de progrès, mais aussi pour décrire la résilience des communautés autochtones qui, comme l'eau, n'ont pas été réduites au silence ».  

            Depuis, Morrissette a commencé à s'interroger sur le rôle qu'elle joue derrière l'objectif ou le microphone, et en tant qu'artiste ou auteure de ces œuvres, elle qui « parle à proximité[2] » de ces représentations de l'histoire et du lieu. Les installations vidéo one and the same (2016) et poplar (2021) ont toutes deux invité les spectateurs à interagir avec l'œuvre d'art et à participer de manière variable à l'acte de représentation. Dans one and the same, le mouvement du spectateur devant un grand écran affecte le mouvement sur l'écran de roseaux dorés se balançant. Dans poplar, c'est lorsque le spectateur cesse de bouger que le son du vent reprend son cours dans les feuilles des branches de peuplier projetées sur le mur de la galerie. Au fil des décennies et des œuvres accumulées, un fil conducteur sous-tend la pratique de Morrissette : le rôle de la présence du corps, qu'il s'agisse du sien ou de celui de son public, en relation avec le paysage et l'environnement. Son œuvre la plus récente, listening devices, offre une ponctuation à ce fil de pensée; elle offre aussi un aperçu de ce qui nous attend dans les décennies à venir et de la manière dont l'œuvre et les idées de Morrissette se traduiront dans l'avenir.                               




[1] Parmi les autres artistes présents figuraient Dylan Miner, Julie Nagam et Nicholas Brown, dans le cadre du programme de résidence de Rabbit Island en 2014.

[2] Dans son film Reassemblage (1982), Trinh T. Minh-ha, cinéaste d’origine vietnamienne, décrit sa relation avec ce que certains ont appelé une « anti-ethnographie », qui résiste à l'envie documentaire de parler pour un sujet et choisit plutôt d’en parler « à proximité ».

Balsom, Erika. 2018. There is no Such Thing as Documentary: An Interview with Trinh T. Minh-ha. Frieze. https://www.frieze.com/article/there-no-such-thing-documentary-interview-trinh-t-minh-ha Consulté le 5 avril 2022.
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Michelle Sound


okāwīsimāk nawac kwayask itōtamwak|
Les tantes sont les meilleures


Du 8 janvier au 5 mars 2022



Les tantes sont les meilleures
Jas M. Morgan

L’artiste crie Michelle Sound sait que les tantes sont les meilleures. Dans son œuvre, NDN Aunties, je vois des tantes cries se tenant droites et fières. Elles sont habillées de franges et de cuir clouté, de fausse fourrure et de denim. Elles versent la tête vers l’arrière et créent des souverainetés sonores avec leurs rires qui remplissent les espaces et les crevasses du cœur de leurs nièces, neveux et autres petits qui les entourent. Je vois des tantes qui conduisent des camions sur des chemins de terre, des tantes qui portent des lunettes de soleil, des tantes qui aiment le métal et des tantes qui soutiennent leur communauté où qu’elles soient dans le monde. Je constate, debout devant les tambours de différentes tailles qui composent NDN Aunties, que chacun semble représenter une tante unique et solitaire, comme une icône de style si cool, comme des portraits matériels qui déconstruisent complètement l’esthétique et les critères coloniaux qui définissent le portrait « classique ». Un tambour est recouvert de fausse fourrure imprimée de guépard et j’imagine une tante style Reine de la Rez portant un long manteau coupé dans la même matière. Les détails des boutons d’un tambour en denim révèlent une épingle en médaillon perlé représentant une roue de médecine (j’imagine qu’elle a été fabriquée pour la tante que le tambour représente, par quelqu’un qui l’aime profondément et qui lui est reconnaissant de son soutien) et d’autres épingles représentant des langues autochtones ou affichant à quel point les tantes sont magiques. Les boutons évoquent toutes les tantes qui sont aux premières lignes des mouvements de justice autochtone. Ils me rappellent tout ce que nos tantes ont enduré aux mains d’une nation qui cherchait à les éliminer par des politiques sexistes et des violences personnelles. Ils me rappellent aussi que malgré ces tentatives d’arrachement à la terre et à la vie en communauté, l’amour et la lumière que ces tantes émettent dans toute leur communauté persistent. Ensemble, les tambours sont une force à honorer et à vénérer. Les tambours vous enveloppent. Les tambours sont beaux, mais injouables, à l’image des femmes autochtones coriaces qui ont inspiré l’œuvre de Sound.

Il ne fait aucun doute que ce qui rend les tantes autochtones si cool, ce sont les systèmes de connaissances de leurs communautés et de leurs ancêtres; ces facettes du peuple cri sont également représentées dans l’œuvre de Sound. Dans HBC Trapline, des peaux de castor accompagnent des tambours en fourrure de lapin teints aux couleurs de la couverture à quatre bandes de la Compagnie de la Baie d’Hudson : bleu, jaune, rouge et vert. Sound fait référence aux tantes que nous n’aurons jamais l’occasion de rencontrer : nos ancêtres cries. Les femmes autochtones ont joué un rôle primordial dans le commerce de la fourrure au Canada, où elles ont contribué à la préparation des fourrures et des peaux. Les mêmes connaissances que les femmes autochtones utilisaient pour soutenir leurs communautés sont ancrées dans l’histoire du travail qui a produit le Canada, bien qu’elles soient rarement reconnues. Dans Chapan Snares Rabbits, Sound fait référence à une lignée de tantes cool au sein de sa propre famille. Chapan est un terme de parenté cri qui fait référence à un arrière-grand-parent. Toutefois, Chapan a une double signification et peut également désigner les descendants d’une personne. Le chapan et la kokum de Sound ont tous deux soutenu leur famille grâce aux lignes de trappage. Les tambours Chapan Snares Rabbits, teints en rose pastel, bleu et pêche, sont un hommage aux femmes qui ont subvenu aux besoins de la famille de Sound, et à qui elle doit ses connaissances culturelles et son sens de la personnalité. Le trappage et la chasse ne sont pas des domaines où les femmes autochtones sont toujours représentées comme des pourvoyeuses dans le discours colonial contemporain. Toutefois, Sound perturbe la position dégradée des femmes autochtones dans la société canadienne en faisant référence à une longue lignée de tantes qui l’ont précédée et dont les connaissances, les soins et les pratiques matérielles inébranlables ont fait de Sound celle qu’elle est aujourd’hui.

L’art de Sound est à la fois un hommage et un testament aux tantes autochtones et à leur style cool sans pareil. Toutes les tantes autochtones sont mises à l’honneur lorsque Sound illustre les femmes fortes de sa propre lignée familiale. Je vois la force de volonté, de caractère et d’amour que possède la mère de Sound dans Nimama hates fish but worked in the cannery. Je vois les histoires de tant de familles cries qui sont restées unies grâce à l’ingéniosité et à la force des tantes autochtones, comme la famille de Sound de la Première nation de Wapsewsipi (Swan River), qui s’est retrouvée déplacée de ses territoires traditionnels, mais qui s’est reconstituée en tant que peuple grâce au travail acharné de la mère de Sound. Dans les œuvres de l’artiste, je vois la force des tantes qui ont soutenu le peuple cri pendant des siècles avant que le premier homme blanc ne mette le pied dans ces régions. Je vois des tantes hilarantes, des tantes généreuses et des tantes à ne pas embêter. Je vois des royautés cries qui sculptent des mondes avec leurs intentions et leurs soins. Je vois des tantes qui portent les nations autochtones sur leur dos. Je vois des tantes qui créent des familles autochtones avec leur amour. Je vois le droit de l’existence autochtone.



asinnajaq


ivaluit / sinews / tendons


Résidence d'artiste au daphne
Soutien aux projets par le Conseil des arts de Montréal
Du 9 mars au 16 avril 2022



asinnajaq est une conteuse. La résidence pour artistes pluridisciplinaires du daphne a débuté par un fragment de récit, au cœur duquel on suit les Inuit devant aller au sud pour recevoir des services de santé.

L’œuvre créée au cours de cette résidence fait écho à ces voyages. Autant de
liens perdus que d’autres se forment loin du cercle familial et du foyer.



Teharihulen Michel Savard


Parure  - Ontatia’tahchondia’tha


Hannah Claus, commissaire

Du 8 mai 2021 au 26 juin 2021






Regardez le parcours de l'exposition ici
Regardez le conversation entre artiste et commissaire ici

Les objets au mur sont délicats, finement travaillés, démontrant un mélange de matériaux coutumiers et contemporains. Le cuivre et l’argent se côtoient sous différentes formes; des tracés métalliques s’allient avec des matières organiques pour construire des assemblages de lignes et de motifs fluides. Ces composantes disparates se mélangent les unes avec les autres pour offrir une autre façon de voir et de comprendre, comme elles l’ont toujours fait et comme elles le feront toujours. Elles parlent d’une continuation culturelle au-delà des catégories normatives occidentales. Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que la beauté? D’abord, nous avons employé les coquillages, les os et les poils dans notre élaboration vestimentaire. Ensuite, les perles, l’étain et l’argent sont venus enjoliver nos parures. Maintenant, c’est au tour des cartes mères, des circuits électroniques et des câbles. Toute collision culturelle laisse après l'impact un résidu miscible qui vient s'ajouter au tout. Assimilons tout ce qui brille et qui est nouveau, pour que nous nous affichions au monde parés de nos plus beaux atours. Ainsi nous honorons les  mondes qui nous entourent.


Derrière la notion de parure est le désir de rehausser l’apparence visuelle d’un habit et de mettre en valeur l’ensemble. Pour les peuples Autochtones, la décoration et l’ornementation démontrent la maîtrise des techniques et des idéaux de beauté afin d’honorer l’objet en soi. Toutefois, l’embellissement sert autant à communiquer qu’à enjoliver. Les motifs et leurs structures signalent l’ontologie, la spécificité du lieu et les liens qui unissent celui qui les porte avec ceux qui ont deux pattes et ceux qui ont quatre pattes. La tortue, un symbole éponyme pour les nations de l’est, peut indiquer à la fois un clan et une ontologie. Nous vivons et marchons sur le dos de la grande tortue. Ceci organise et encadre le rythme de nos vies. Cette image démontre le lien qui nous unit à la terre, la mémoire et les ancêtres sous nos pieds. D’autres symboles d'origine européenne sont ancrés dans le langage visuel des Wendats, tels les cœurs écossais qui se transforment en hiboux et les hausse-cols et les broches circulaires qui se transmuent en étoiles et en soleils. Ces parures mettent en valeur celle ou celui qui les porte. Elles informent celles ou ceux qui les voient d’où nous venons et où nous allons. Dans la fabrication de chacune de ces œuvres, Teharihulen transmet la culture et l’expérience des Wendats. L’assemblage des divers matériaux évoque un aspect supplémentaire: la fluidité spatiale. Les mondes naturel, minéral et plastique qui s’y trouvent, en passant par le Monde souterrain et le Monde du ciel, infusent le passé et le futur dans le présent. Ensemble, ces mondes brillent comme une constellation pour indiquer le chemin à suivre. C’est ainsi que cela a toujours été. C’est ainsi que cela se poursuit.


Le processus de « faire » nous lie aux ancêtres, aux histoires familiales, et nous arrime dans le temps.



Teharihulen est Wendat de Wendake. Il fait appel au passé pour en infuser le présent et, de là, imaginer le futur. Il est le premier à porter ce nom depuis 150 ans, lorsque l’illustre Teharihulen l’a porté. Ce dernier était un joaillier, un laceur de raquettes, un chef de guerre et un peintre. Grâce à  ses autoportraits, il s’est réapproprié  son image que  d’autres avaient réduit à un cliché romantique en le proclamant « le Dernier des ». C’est en utilisant les outils et le langage pictural occidental que cet ancêtre a démontré le pouvoir et l’autonomie de son peuple et de sa culture. Dans l’exposition, les portraits offrent la possibilité d’échange entre les deux Teharihulen: un dialogue entre artistes, guerriers et Wendat. À travers sa pratique artistique, Teharihulen Michel Savard assume le legs de son prédécesseur en communiquant la présence continue et l’auto-détermination des Wendat. C’est autant une responsabilité qu’un héritage.

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Hannah Claus est une artiste visuelle d'ascendance Kanienkehá:ka et anglaise qui s’intéresse aux épistémologies Onkwehonwe et à leur manière de se déployer en tant que relations unissant le vivant. Élue à la confrérie Eiteljorg en 2019 et récipiendaire du Prix Giverny en 2020, elle est membre du conseil d’administration du Conseil des arts de Montréal depuis 2018 et cofondatrice de daphne, le nouveau centre d’artistes autochtone à Montréal. En 2017, Claus a agi à titre de commissaire pour Tehatikonhsatatie, une exposition des artistes visuels Kahnawakeró:non Babe et Carla Hemlock. En tant que membre du Collectif des commissaires autochtones, Claus a participé à l’élaboration et à la mise en œuvre du Projet Tiohtià:ke en 2018, une programmation d’expositions sur un an qui a eu lieu à Montréal et ses environs. Claus est membre de la communauté de Kenhtè:ke de Tyendinaga - Mohawks de la Baie de Quinte. Ayant grandi loin de la communauté de son grand-père, elle chérit le fait de vivre et de travailler en territoire Kanien’kehá:ka, à Tiohtià:ke [Montréal].


Sonia Robertson


Manitushiu-puamuna - Entre les deux mondes


Logan MacDonald, commissaire

Du 17 jullet 2021 au 11 septembre 2021


Manitushiu-puamuna, est une nouvelle installation de l’artiste d’origines innue et écossaise Sonia Robertson qui constitue la deuxième exposition de daphne, le nouveau centre d’art autochtone autogéré à but non lucratif.

J’ai découvert le travail de Sonia en 2002, lorsqu’elle a présenté Dialogue entre elle et moi à propos de l’esprit des animaux à la galerie Skol. L’exposition représentait un véritable tour de force, créé en hommage à sa sœur Diane, récemment décédée. Sonia avait suspendu avec lyrisme des peaux de castor du plafond, créant ainsi une installation englobante, où les fourrures semblaient flotter ensemble vers le haut et l’extérieur, toutes tournées vers l’ouest. Ce geste faisait écho à ses savoirs ilnu, plus particulièrement en ce qui a trait aux esprits des animaux et à la direction que prennent leurs esprits une fois libérés. De plus, les fourrures utilisées provenaient de manteaux de fourrure recyclés, un geste conceptuel fort lié à l’histoire industrielle de ce lieu d’exposition, situé dans une ancienne fabrique de manteaux de fourrure. J’attire ici l’attention sur le travail antérieur de Sonia, car j’ai le sentiment qu’à certains égards, Manitushiu-puamuna est une exposition complémentaire, qui approfondit ces mêmes valeurs et idées, tissant le personnel avec le spirituel grâce à une réflexivité nuancée et captivante.

L’expositionManitushiu-puamuna propose une expérience immersive, en inondant la galerie d’images et de textiles. Pourtant, l’exposition se distingue aussi par sa simplicité et son accueil, puisque Sonia a créé des sentiers à l’aide de longs piliers faits de tissu d’organza blanc suspendus du plafond au sol, produisant des formes de troncs d’arbre qui évoquent une forêt. Une série de vidéos multidirectionnelles d’images éclatantes de feuilles de trembles s’agitant dans le vent sont projetées sur les douces colonnes sculpturales. Les vidéos jouent en boucle, se succédant et se répétant sur chaque épaisseur de tissu, accompagnées par le bruissement des feuilles. L’illusion de se trouver dans une forêt est à la fois efficace et intermittente, puisque la salle permet de s’y promener librement et propose un agencement de l’espace où l’ombre de chacun peut parfois venir brouiller les projections vidéo. De plus, Sonia a installé deux impressions numériques hyperchromes à grande échelle de feuilles de trembles géantes dans les deux grandes fenêtres de la galerie visibles de la rue. Les impressions sont montées pour agir comme des panneaux lumineux la nuit vus de l’extérieur. Sonia a choisi tous ces éléments de manière intentionnelle pour diverses raisons, chaque élément ayant un but précis, revêtant une signification particulière et contribuant à sa compréhension du monde.

Dès le début de l’élaboration de l’exposition, Sonia avait à cœur de créer une installation susceptible d’amener les gens à réfléchir sur les réalités inconscientes qui nous rattachent au monde des rêves et à l’au-delà. Pour Sonia, le tremble s’avère un symbole important pour établir ce lien : ses feuilles, lorsqu’elles bougent dans le vent, ont un effet visuel et sonore presque onirique, mais cette espèce d’arbre précolonial originaire d’Amérique du Nord est également importante pour les Ilnuatsh en raison de la façon dont il est récolté et de son importance dans la nature, notamment en tant que nourriture préférée des castors. Il est important de noter que les trembles et les castors abondent le long des plages de Mashteuiatsh, d’où Sonia est originaire. Sonia rassemble tous ces éléments à dessein puisqu’elle attache une importance particulière à la façon dont de multiples strates de signification peuvent résonner dans la matière et l’image.

Au fur et à mesure que le public se promène dans la salle d’exposition principale, celle-ci rappelle une forêt presque fantomatique, car le blanc émet par moments des rayons qui semblent hanter les lieux. Cette référence renvoie aux arbres comme force de vie qui ont une raison d’être, mais aussi à la vie qui côtoie la mort et la libération d’un esprit. Sonia nous invite peut-être à nous demander si nous sommes en contact avec les esprits des arbres qui étaient là avant nous. Que pouvons-nous apprendre d’eux? Le parcours mène inévitablement à un espace exigu. Dans cette salle se trouvent deux projections vidéo intimistes qui, de concert avec les vidéos des feuilles de trembles dans la salle principale, renvoient symboliquement aux quatre éléments naturels : la terre, l’air, l’eau et le feu. Dans l’une des vidéos, du sable et des vagues ne cessent de clapoter. Les vidéos de petite taille sont projetées en dessous du niveau des yeux. Elles ont chacune leur propre mur et sont toutes projetées à travers un amas de lentilles reliées par des fils sortant des murs, rappelant des bouts de branches avec des feuilles. La projection des vidéos à travers les lentilles crée un effet de remous où les images apparaissent déformées, floues et asymétriques, dont le résultat est un cinéma onirique. Regarder cette installation donne l’impression de voir à travers les yeux de quelqu’un qui rêve.

Tout au long de nos discussions pour ce projet, alors que Sonia développait ses idées, j’ai souvent été inspiré par la manière dont elle incorpore les matières, les images et les idées, toujours de façon très réfléchie, afin de contextualiser les idées qu’elle cherche à mettre en lumière. À certains moments du processus, même sans la présence de nos formidables interprètes, je nous ai sentis capables de dialoguer au-delà de nos barrières linguistiques érigées par les langues coloniales, parvenant à communiquer et à partager avec notre énergie, nos expressions, nos gestes simples et nos références matérielles. J’en parle parce que c’est une force qui appartient principalement à Sonia, qui arrive à communiquer en captant l’énergie, ce qu’elle traduit dans sa pratique. C’est quelque chose qu’elle fait de manière tout à fait intentionnelle, peut-être par intuition, en parvenant à relier spontanément des matériaux et des images de sorte à appuyer des savoirs spirituels par des concepts. De cette façon, elle fait fi de la rhétorique coloniale pour présenter des œuvres qui prennent tout leur sens sur le plan animal et naturel. Manitushiu-puamunaest un exemple de cette maîtrise.

Dès le début de l’élaboration de l’exposition, Sonia a exprimé le désir de se servir de cette plateforme pour collaborer avec les membres de la communauté autochtone de manière à les encourager et les soutenir dans leur volonté de renouer avec leurs rêves. Avec cette œuvre, je crois que Sonia voulait illustrer comment l’héritage culturel de nombreuses communautés autochtones comprend le partage traditionnel de la signification des rêves et des liens avec l’au-delà, autrefois très prisé, mais devenu tabou en raison de la colonisation et de l’oppression culturelle. Sonia résiste à cette tendance, en nous invitant à ouvrir nos esprits et nos âmes à cette part importante de nous-mêmes et de nos origines — et à nous réfléchir sur la valeur de cette facette de nos vies. Que pouvons-nous apprendre? Comment pouvons-nous être meilleurs? Comment pouvons-nous nous connecter au-delà de nos propres réalités? En découvrant le travail de Sonia au fur et à mesure que nous développions cette exposition, j’ai constaté à quel point Sonia est engagée à soutenir la communauté et à travailler avec elle. Cela m’a permis de comprendre les intentions et les motivations artistiques profondes de Sonia, qui, selon moi, sont indissociables de ses valeurs personnelles, ancrées dans le respect et la reconnaissance de la terre, de la nature, de nous-mêmes, de nos âmes et de la communauté. C’est d’autant plus dommage qu’en raison des contraintes de distanciation sociale liées à la pandémie, le projet ne puisse pas facilement inclure un volet de participation communautaire — mais il s’agissait néanmoins d’une intention centrale qui a fait avancer le projet. Cette exposition est devenue en quelque sorte un message de Sonia qui invite chacun à rêver.



Ilnu de Mashteuiatsh où elle vit actuellement, Sonia Robertson est artiste, art thérapeute, commissaire et entrepreneure. Bachelière en art interdisciplinaire de l’Université du Québec à Chicoutimi depuis 1996, elle a participé à de nombreux évènements artistiques au Canada, en France, en Haïti, au Mexique et au Japon. Elle a développé une approche in situ et de plus en plus participative. L’art est pour elle un grand moyen d’expression et de guérison. Elle a également compléter une maîtrise en art-thérapie à l’UQAT au cours de laquelle elle a créé une approche liée à l’imaginaire des peuples chasseurs-cueilleurs.
Impliquée dans sa communauté, elle a travaillé à mettre en valeurs l’art comme moyen de prise en charge et d’expression pour les gens de sa communauté. Elle a cofondé divers organismes et évènements ; dont la Fondation Diane Robertson devenue Kamishkak’Arts qui soutient les artistes à tout niveau et utilise l’art comme levier social à travers divers projets ; les ateliers d’artistes TouT-TouT de Chicoutimi en 1995 ; Kanatukulieutsh uapikun en 2001 qui travaille à la sauvegarde et à la promotion des savoirs des Pekuakamiulnuatsh sur les plantes et le Festival de contes et légendes Atalukan en 2011.
Comme commissaire, elle travaille surtout à des projets participatifs et à long terme, situés à la frontière entre l’art et l’art-thérapie, afin de créer des liens entre les Nations. Entre autres, elle fut chargée de projet au Musée Amérindien pour l’exposition permanente participative, L’esprit du Pekuakamiulnu et pour le projet Aki Odehi en Abitibi. Les deux projets furent primés par la Société des Musées Québécois. Elle participe à divers colloques et réflexions sur l’art autochtone au Canada. Elle fut l’instigatrice et porte-parole du mouvement Idle no more au Lac St-Jean.

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Logan MacDonald est un artiste interdisciplinaire, commissaire d’exposition, éducateur et activiste établi au Canada qui s’intéresse aux perspectives des personnes queer, handicapées et autochtones. Il est d’ascendance européenne et mi'kmaq, et se réclame à la fois de ses origines coloniales et autochtones. Né à Summerside, à l’Île-du-Prince-Édouard, ses origines mi'kmaq maternelles sont rattachées à Elmastukwek, Ktaqamkuk, de la Première Nation Qalipu. Ses œuvres ont été exposées dans toute l’Amérique du Nord, notamment à L.A.C.E. (Los Angeles), John Connelly Presents (New York), Ace Art Inc. (Winnipeg), The Rooms (St. John’s), Articule (Montréal) et le Künstlerhaus Bethanien (Berlin). Il est actuellement vice-président du Collectif des commissaires autochtones (ICCA) et titulaire d’une chaire de recherche du Canada en art autochtone à l’Université de Waterloo.



Kaia’tanó:ron Dumoulin Bush


Moulin à paroles -  Iakoterihwatié:ni


Sherry Farrell-Racette, commissaire

Du 30 octobre 2021 au 18 decembre 2021



Kaia’tanó:ron Dumoulin Bush : le bavardage visuel d’un esprit agité

Moulin à paroles : personne qui bavarde à l’excès.

Le terme « moulin à paroles » est teinté d’une connotation péjorative. Il s’agit d’une étiquette souvent attribuée aux femmes (jamais aux hommes, on se demande pourquoi !) qui incarne le stéréotype de la femme qui se refuse au silence. Tente-t-elle de noyer des pensées indésirables dans une mer de paroles? Essaie-t-elle d’être visible? Entendue? Et si le bavardage tenait davantage d’un état d’esprit?

Kaia’tanó:ron Dumoulin Bush est calme et discrète. Rêveuse, elle trace des histoires à travers son œuvre visuelle, qui comprend un ensemble de peintures, sculptures, bandes dessinées et œuvres d’art commandées en rapport avec la langue, la jeunesse et les questions autochtones essentielles. Son discours interne est constitué de pensées frénétiques qui se cachent sous un calme plat.

Un ensemble de carnets de dessin bien remplis contient sa conversation visuelle, un dialogue intérieur dynamique esquissé par des lignes fluides, des couleurs intenses et des visages crispés. Le tout se veut à la fois journal intime, confessions et expérimentations.
Tout découle de ces carnets de dessin, où les idées prennent forme. Ces formes se répètent, se transforment en versions multiples de tests à petite échelle qui décollent de la page, prennent de l’ampleur jusqu’au relief, à la peinture ou aux histoires imagées. Et que dire de tout ce rose ! Kaia’tanó:ron nous fournit une explication mathématique : mère québécoise (blanc) + père mohawk (rouge) = Kaia’tanó:ron (rose). Toutefois, il ne s’agit pas du rose que l’on retrouve chez Toys ‘R Us, Barbie, les habits de ballet ou les bonbons. Ce rose est à la fois violence et célébration. Il bondit de façon explosive de ses carnets. Des images de femmes roses aux yeux écarquillés, aux bouches hurlantes et aux bras multiples sont un thème récurrent. Elles sont à nu et vulnérables. Les pages sont parsemées de dessins au plomb plus paisibles, de délicats rendus de mains et de formes naturelles.

De nombreuses influences entrent en jeu dans l’œuvre de l’artiste, notamment une solide base en illustration acquise lors de ses études au Collège Dawson, à Montréal. Pendant la réalisation de son baccalauréat en beaux-arts dans le cadre du programme Culture visuelle autochtone de l’Université OCAD, Dumoulin-Bush a participé à la Nuit Blanche de Toronto (2017) et a lancé plusieurs projets de commissariat muséal. Ses influences sont principalement des artistes de la narration dont les œuvres sont teintées d’une sombre ironie : Joseph Sanchez, John Cuneo, Mu Pan, Lauren Marx et Ruben Anton Komangapik. Son œuvre s’inscrit au sein d’une famille esthétique qui compte de plus en plus d’artistes visuels autochtones : Walter Scott, Diane Obomsawin, et surtout Michael Nicoll Yahgulanaas, l’artiste derrière Haida manga.

Le récit personnel de Kaia’tanó:ron se retrouve à plusieurs intersections : Châteauguay/Kahnawake, origine française/mohawk, en plus de la réalité trilingue et complexe du Québec. Ses illustrations sont empreintes d’une honnêteté crue et fondamentalement dépourvues de romantisme. Elles évitent de tomber dans les notes sombres du désespoir grâce à leurs couleurs vives, leur ton ironiquement humoristique et une esthétique rappelant la bande dessinée. Il y a des personnages et des motifs récurrents : la femme rose courageuse (notre héroïne), les diablotins qui font des ravages dans sa vie, les intestins qui prennent la forme de rubans, les cercles de tresses de foin d’odeur qui se transforment en cheveux, les feuilles et les cordes qui tour à tour protègent et emprisonnent.

Au-delà du récit personnel, Dumoulin Bush s’attarde aux événements de sa communauté et aux traumatismes de nature historique. Dans Doom Scrolling, une femme anxieuse est submergée par des vagues de mauvaises nouvelles provenant du minuscule téléphone qu’elle tient en main. Obey ! et God? s’opposent à l’imposition du christianisme et remettent en question les récits coloniaux épiques qui font partie de notre quotidien depuis l’enfance. John A. MacDonald’s Head évoque le renversement de la statue à l’effigie de MacDonald au cours de l’été 2020, et l’artiste nous encourage à participer à la consommation de sa chute. School Desk met en lumière le nombre croissant de tombes non identifiées retrouvées sur les sites des pensionnats à travers le pays et honore les actes de résistance qui s’y rattachent.

Pour une femme plutôt discrète, Dumoulin Bush a beaucoup à dire et personne ne pourra la réduire au silence. Malgré l’aspect personnel de son discours intérieur, il est facile de se reconnaître dans les illustrations de Dumoulin Bush. Ses récits ne lui sont pas exclusifs. Nos histoires, nos expériences et nos réactions y trouvent aussi leur place. Tous se reconnaissent dans ce chaos quotidien, et dans cet effort de gestion de la folie du présent et de guérison des traumatismes du passé. Il s’agit, ultimement, d’une célébration collective de notre résilience.


Ludovic Boney
Constructive Interference

Hannah Claus & Nadia Myre, commissaires
presentée par daphne avec imagineNATIVE à la A Space Gallery, Toronto
Du 24 septembre 2019 au 2 novembre 2019

Le terme « interférence constructive » décrit l’effet d’une source qui émet des impulsions d’énergie amplifiant, dans son sillon, les vagues et les ondulations, qu’il s’agisse d’eau ou de son. Dans l’exposition Constructive Interference, les installations de Ludovic Boney amplifient l’effet de nos corps dans les espaces qu’il a créés. Par extension, nous pouvons réfléchir aux affects de nos actions et de nos réactions, et à la manière dont ils se répercutent à la fois sur le plan individuel et social. Boney attire ainsi notre attention, nos mouvements et nos corps à travers ses installations pour révéler comment des fragments passagers se raccordent à des symphonies constituées d’expériences éphémères.

Ancrée dans la mémoire, l’installation Afin d’éviter tous ces noeuds s’inspire des interactions entre l’artiste et sa mère, qui, chaque fois qu’elle donne quelque chose à son fils, le fait en récupérant l’un des sacs en plastique bon marché qu’elle a sous la main, mais conclut toujours son geste en attachant le sac par un double nœud. Ces sacs en plastique sont noués de façon tellement serrée que Ludovic doit ensuite les déchirer pour récupérer ce qu’ils contiennent. Ce rituel entre mère et fils évoque la valeur des cadeaux et des biens, le plaisir de donner et de recevoir, mais aussi la légère frustration de devoir accepter les manies de cette routine. Dans le cadre de l’installation, l’artiste récupère et traduit ces liens, ces paquets, ces sacs, à force de découpage minutieux pour les dépouiller de leurs artifices et ainsi révéler leur peau de plastique omniprésente, tant sur le plan physique qu’esthétique.

Une tranche de paysage fabriqué: maintenues au-dessus du sol, trente à cinquante planches d’épinette sont déposées pour former un sentier qui remplit la galerie, sans toutefois avoir un début ou une fin précise. L’intérêt ne se situe pas dans la destination, mais bien dans l’expérience. De chaque côté du sentier, des milliers de fines tiges de métal, d’une hauteur de six pieds et ornementées de fragments de sacs de plastique récupérés, parsemant la surface du bois. Les logos colorés des sacs évoquent des fleurs étranges, des quenouilles ou encore des drapeaux de régate.

L’installation se veut sculpturale dans sa matérialité. Les épaisses planches de bois rappellent l’histoire et la civilisation en offrant une transition visuelle à travers la hiérarchie qui sépare les matières que sont le bois, le métal et le plastique. Toutefois, la structure s’éveille réellement lorsque le public s’aventure dans le sentier que l’artiste a préparé à cet effet. En y pénétrant, les planches craquent et fléchissent sous le poids des corps. Le champ de tiges et de formes de plastique se remue et frémit à chaque pas, entraînant une mouvance depuis la source de l’assemblage. Boney déstabilise ainsi son public avec son installation en le surélevant et le transportant à l’extérieur du lieu physique pour l’amener dans un espace sensoriel et phonique. Une fois arrivé au milieu du paysage de l’installation, un paysage sonore enregistré se fait entendre pour se lier à l’expérience physique immédiate du lieu. Cette extension phonique, créée en enregistrant et en déformant des fragments de son contenu dans les matériaux de l’installation, sert à révéler et à encadrer la réalité, nous rappelant le chaos que peut générer un simple pas.  

Sous les chatons a remporté le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec — Œuvre de l’année en 2018 dans la région Chaudière-Appalaches au Québec. La création se compose de 5000 chatons de bouleau (les fleurs du bouleau) coulés en céramique, chacun peint d’une couleur vive et suspendu à des dalles au plafond qui ressemblent à celles que l’on retrouve dans des bureaux. Au sol se trouve une couronne de conifères avec son odeur de sapin frais qui imprègne les lieux. Au-delà de l’effet vertigineux créé par la surabondance de couleurs qui, de loin, peuvent s’apparenter à une nuée d’insectes immobiles, à une topologie de nuages ou encore à une topographie flottante inversée, ces cosses de graines dansantes attachées à un plafond de bureau sont à la fois apaisantes, envoûtantes et ridicules. L’installation séduit par son caractère ludique, ses matières riches et la multiplicité de ses possibles interprétations, nous menant à nous demander comment un arbre aussi fascinant a réussi à voir le jour dans une galerie d’art ou encore dans un cube blanc ou, plutôt, si nous vivons dans un avenir sans bouleaux et avons inventé ce à quoi doivent ressembler ses fruits. Ou est-ce tout simplement une occasion pour nous de célébrer l’impérissable faculté d’adaptation de notre intelligence? Ces cosses, qui virevoltent sur des rythmes célestes, tournoyant tels des rubans de soie, comme lors de la danse du châle, expriment notre survivance comme peuples autochtones, tandis que la couronne fait office d’oreiller où déposer nos têtes, nous permettant de nous rassembler et songer à la vie qui poursuit son cours.

Boney aime prendre des expériences disparates et les fusionner. Son intérêt se situe dans la création de moments absurdes, mais transcendants aptes à nous faire vivre un moment d’altérité; une hyper conscience de la façon dont nous avons construit notre monde (à la fois physiquement et intellectuellement) alors que nous sommes forcés, avec nos corps, de nous frayer un chemin dans ses créations spatiales. En parallèle, il s’intéresse à la reproduction et à la substitution, à la métamorphose et au déplacement des matériaux pour créer du sens. Sa motivation tient à la magie transformatrice du pragmatisme, à l’ici et maintenant, comme nous l’avons toujours fait, en tant que personnes, nations et cultures qui perdurent. Par-dessus tout, Boney accorde une place centrale à l’étonnement pour ce monde dans notre expérience humaine. Il est animé par la beauté et l’émerveillement que suscite le monde naturel et prend plaisir à observer ces choses: les quenouilles qui se balancent dans le vent, les chatons qui dansent dans les arbres. Cependant, en substituant le naturel par le fabriqué, Constructive Interference oppose le monde que nous avons créé à celui qui a été créé pour nous, incorporant nos préoccupations quant à l’avenir dans une célébration joyeuse et nous incitant à nous interroger sur la possibilité de réconcilier nos deux mondes.



Sculpteur originaire de Wendake, Ludovic Boney a réalisé une vingtaine de projets d’intégration à l’architecture sur le territoire québécois, dont plusieurs projets d’art public de grande envergure. En 2017, il a été nommé pour un prix Sobey et a été récipiendaire du Prix en art autochtone REVEAL. Aujourd’hui installé à Saint-Romuald, Boney continue de se consacrer à sa pratique en studio et à des projets d’art public; il présente régulièrement son travail dans des galeries et centres d’artistes au Québec et au Canada. Ludovic Boney est également enseignant de sculpture à la Maison des Métiers d’Art de Québec. Cette exposition solo est la première de Boney à l’extérieur du Québec.

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Hannah Claus et Nadia Myre sont des artistes professionnelles établies à Tiohtià:ke / Mooniyang / Montréal. De pair avec les artistes et commissaires Caroline Monnet et Skawennati, elles ont cofondé daphne en 2019 avec le mandat de favoriser la visibilité et la compréhension de l’art autochtone contemporain au Québec. Cela inclut la promotion des artistes autochtones basés au Québec à l’intérieur et à l’extérieur de la province. Constructive Interference est le projet inaugural de daphne en matière de commissariat.




Les activités de daphne ont lieu en territoires non cédés. C’est avec fierté que nous participons à la vie de cette île appelée Tiohtià:ke par les Kanien’kehá:ka et Mooniyang par les Anishinaabe alors que ce territoire urbain continue de représenter un lieu de rassemblement florissant pour les peuples, à la fois autochtones et allochtones.

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