Expositions récentes




Mos

daphne partenariat avec 2023 MOMENTA Biennale de l'image (18e édition)
Meky Ottawa
9 septembre - 21 octobre



Meky Ottawa est membre de la nation Atikamekw, l’une des onze nations autochtones vivant actuellement à l’intérieur de la division provinciale du territoire connue sous le nom de Québec. Ottawa est à l’origine du Manawan où existe une longue histoire de collaboration avec l’original. Cette coopération est le fondement et la source d’inspiration de son travail dans lequel elle explore une nouvelle forme de pratique matérielle et d’expérimentation. Dans Mos, elle combine harmonieusement son récit à un travail avec le cuir d’orignal et la conception d’accessoires. Elle démontre la guérison que procure cet ouvrage avec des matériaux habituellement associés à l’esthétique traditionnelle atikamekw tout en inspirant des discussions sur le pouvoir de transformation qu’exercent les choix vestimentaires dans le contexte de l’autodétermination et de l’identité interpersonnelle.


En 2019, dans le cadre de l’exposition Nehirowisidigital présentée à La Guilde[1], Ottawa  invitait les membres du public à « prendre [leur] nom indien ». L’exposition rassemblait une collection d’étiquettes et de symboles créés numériquement aux couleurs très saturées qui partageait l’humour présent dans la vie quotidienne de l’expérience urbaine autochtone[2].


Dans la pratique d’Ottawa, « Chaque œuvre commence par une idée. Pour moi, cette idée doit aussi venir avec un bon esprit, des pensées positives et un sentiment de fierté envers ce que je fais[3]. » Cette attitude est cohérente avec le terme Atikamekw Nehirowisiw, qui fait référence à l’« être humain en harmonie avec lui-même, les autres et son environnement[4]. »


C’est dans cet esprit qu’Ottawa nous invite à prendre place parmi les arbres. Dans Mos, son style limpide se fond dans une nouvelle production sculpturale inspirée par les habitudes et par l’habitat de l’orignal. À partir d’objets trouvés et de matériaux organiques, Ottawa conçoit et confectionne des accessoires à revêtir qui attestent de la collaboration entre elle et son environnement. C’est ainsi que le public se voit offrir une position unique afin de méditer sur le sujet qu’elle a choisi.


Dans l’imaginaire de la culture populaire canadienne, les orignaux sont des créatures imposantes et dominantes menacées uniquement par la chasse occasionnelle. Cependant, si l’on considère les feux de forêt dévastateurs qui ont balayé le pays au cours des derniers étés, l’exploitation forestière et les autres activités industrielles qui ont détruit de vastes étendues de leur habitat naturel, ainsi que les problématiques actuelles telles que l’étalement urbain, la situation de ces créatures grandioses – connues pour leurs batailles qui résonnent si fort dans la forêt que la cime des arbres se transforme en nuages orageux – semble beaucoup plus précaire. Ceci est par contre imperceptible si l’on s’attarde uniquement à leur image quasi monolithique; la commissaire Ji-Yoon Han explique que « L’image a un rôle décisif à jouer dans ces opérations de mutation, d’exposition et d’occultation, de distinction et de fusion. C’est un support privilégié pour voir, expérimenter et éprouver les images de soi[5]. »


Ottawa s’inspire de la longue histoire de collaboration des Atikamekw avec les orignaux[6]. Elle les utilise tel un matériau qui lui permet de comprendre leur relation à notre monde partagé et ce que nous pouvons apprendre en observant leur comportement en réponse à leur paysage en mutation. Ainsi, elle examine également la mascarade dans laquelle nous nous trouvons, en tant qu’humain·e·s, durant les périodes de contrainte et d’incertitude de l’existence contemporaine. La façon dont nous choisissons de nous y présenter, d’afficher nos relations, nos épreuves et nos succès exerce un pouvoir réellement transformateur dans le contexte de l’autodétermination et de l’identité interpersonnelle. Ce faisant, elle démontre également que l’orignal est un symbole de guérison et de croissance personnelles.


En fin de compte, Mos est une étude des contrastes qui rassemble les textures, l’échelle et les formes des espaces qu’habitent les humain·e·s et les orignaux. Ces juxtapositions incitent le public à reconsidérer la relation que l’orignal entretient avec l’espace dans le contexte de la forêt. En retour, cette relation sert d’outil avec lequel Ottawa nous presse de réévaluer nos positionnalités en tant qu’espèce dans l’écosystème urbain et à interroger l’équilibre des forces dans nos relations à tous les autres objets et êtres vivants de notre environnement.


Texte de Katsitsanó:ron Dumoulin Bush

Traduit par Catherine Barnabé



[1] La Guilde, « Meky Ottawa – Nehirowisidigital », https://laguilde.com/blogs/expositions/meky-ottawa-nehirowisidigital

[2] Ka’nhehsí:io Deer, « Please Take Your Indian Name: Artist Explores Beauty, Humour, and Identity Politics in Montreal Exhibition », 5 août 2019, https://www.cbc.ca/news/indigenous/meky-ottawa-montreal-exhibition-nehirowisidigital-1.5231961.

[3] Entrevue non-publiée (au moment d’écrire ce texte) entre l’auteur·trice et Meky Ottawa en janvier 2023.

[4] Benoit Éthier, dans Louise Vigneault, « Actualiser les traditions, raviver la mémoire », dans Louise Vigneault (dir.), Créativités autochtones actuelles au Québec, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2023, p. 105. Dans une note, Vigneault souligne que « Marthe Coocoo attribue quant à elle ce terme à une dimension spirituelle réunissant les morphèmes “être en harmonie, en accord” et “identité, réputation” », voir Vigneault, « Actualiser les traditions », p. 105 note 47. https://www.scribd.com/read/638101870/Creativites-autochtones-actuelles-au-Quebec-Arts-visuels-et-performatifs-musique-video#

[5] Ji-Yoon Han, « Thème. Mascarades. L’attrait de la métamorphose », MOMENTA Biennale de l’image, 2023, https://momentabiennale.com/la-biennale/theme-2023/

[6] Rites et traditions, « Tourisme Manawan », http://www.voyageamerindiens.com/decouvrir-manawan/notre-culture/rites-et-traditions
________________________________________________________________________________________


Eh káti’naióhton ne onkwa’nikòn:ra /
Mì àjaye ki midonenindjiganan pejigwan /
Et maintenant nos esprits ne font qu’un /
And Now Our Minds are One And Now Our Minds are One

daphne Cofondateurs, Hannah Claus, Skawennati, Caroline Monnet, Nadia Myre: Exposition inaugurale
sous la direction de Michelle McGeough
21 juin - 19 août



And Now Our Minds Are One rassemble pour la première fois les visions artistiques des quatre fondatrices de daphne : Hannah Claus, Caroline Monnet, Nadia Myre et Skawennati. La palette de matériaux, de médiums et de visions artistiques exprimée dans ces œuvres traite du lieu, de nos rapports et de nos responsabilités en tant qu’artistes Autochtones à l’égard du monde naturel et les uns envers les autres. Les travaux présentés célèbrent ces liens tout en pleurant la perte de certains d’entre eux. Ils témoignent d’une histoire commune et d’expériences vécues dans le cadre du colonialisme de peuplement, mais il ne s’agit pas pour autant d’une histoire de victimisation. Ces œuvres attestent que les femmes Autochtones sont au cœur de nos communautés encore aujourd’hui et bien au-delà. 

Le protocole Ohén:ton Karihwatéhkwen (Les Mots avant toute chose) rappelle les rapports que les êtres humains sont censés entretenir avec l’ensemble de la Création et la responsabilité qui est la nôtre de les honorer dans le respect et l’humilité.[1] Pour les Onkwehón:we, cette connexion s’est formée lorsque la Femme du Ciel est tombée des cieux et a donné naissance à cette terre que nous connaissons sous le nom d’Île de la Tortue. La création de notre monde a été accomplie grâce à la coopération et à l’aide de toute la Création. Réciter le Ohén:ton Karihwatéhkwen, c’est se rappeler nos obligations à l’égard de tous les êtres vivants et reconnaître que notre survie dépend de ces liens. Les mots « ... et maintenant nos esprits ne font qu’un », prononcés après chaque formule de salutation et de reconnaissance du protocole, sont une marque de respect envers notre appartenance à ce système, et nous rappellent que toutes nos actions doivent en témoigner.

La reformulation futuriste du Ohén:ton Karihwatéhkwen de Skawennati est interprétée par l'avatar de l'artiste xox, en kanien'kéha, ainsi que dans les deux langues de la colonisation : l’anglais et le français. Dans le cyberespace, de nouveaux mondes sont envisageables : Skawennati assoit dans son œuvre la préséance de la langue kanien'kéha, laissant les autres langues tomber dans le silence à la fin de l’allocution. Son utilisation d’un avatar féminin, xox, rappelle au spectateur le rôle central des femmes dans les sociétés autochtones précédant la colonisation et souligne la continuité de la présence et du pouvoir des femmes dans de nouveaux mondes.

Reconnaître que nous sommes à l’aube d’un nouveau monde est le sujet d’Echo of a Near Future. Le tableau photographique monumental de Caroline Monnet brosse un portrait intergénérationnel captivant de femmes Autochtones. Chaque femme de cette composition dégage une présence qui défie le regard voyeuriste. Les habits de cérémonie qu’elles portent sont fabriqués à partir de matériaux de construction, évoquant un concept narratif qui exprime à la fois le foyer et sa fabrication. La photographie évoque non seulement l’avenir, mais aussi une manifestation du présent et du passé, car les motifs complexes découpés au laser de ces vêtements futuristes rappellent les techniques de broderie perlée transmises aux générations actuelles par les matriarches Anishinaabeg de la famille de Monnet. 

Grâce à nos matriarches, nous traçons les lignes continues qui relient une génération à l’autre. Ces liens intergénérationnels sont renforcés et solidifiés par le partage d’histoires et de souvenirs communs. La sculpture de Nadia Myre intitulée Rita établit un lien entre deux femmes Autochtones : sa grand-mère, Rita, et la défunte artiste algonquine Rita Letendre. Myre précise qu’il ne s’agit pas d’un hommage à ces deux femmes, mais d’une consécration de l’influence qu’elles ont exercée sur sa vie et sa pratique artistique. Ritafait partie d’une série d’œuvres en cours que Myre qualifie de peinture expérimentale avec de l’argile. Comme l’explique l’artiste, ces abstractions d’argile s’inspirent de photographies de levers et de couchers de soleil prises par Myre; elles sont comme des récipients et, à ce titre, sont capables de contenir des souvenirs et des désirs. 

L’installation de Hannah Claus, teyoweratà:se (vents tourbillonnants), évoque la beauté et la puissance de la nature. Claus y capture l’énergie et la tension créée par la convergence de forces opposées. Elle concrétise l’invisible d’une manière particulièrement tangible et puissante, capturant la tension créée par l’anticipation de l’instant. Le résultat est d’une beauté terrifiante. Même si nous n’en comprenons pas les principes scientifiques, nous connaissons instinctivement les conséquences de ce phénomène météorologique. teyoweratà:se est l’une des nombreuses manifestations de l’air que nous respirons; lorsque nous entrons dans ce monde, notre premier acte est de respirer cette force vitale, de même que notre dernier acte lorsque nous passons dans l’autre monde.

Le Ohén:ton Karihwatéhkwen nous rappelle nos responsabilités et notre place au sein de la Création. Le colonialisme de peuplement a tenté de rompre ces liens, qu’il s’agisse de notre rapport au monde naturel ou de nos liens interpersonnels. Aussi ténues soient-elles, nous savons que notre survie en tant que peuple dépend de ces connexions.   

  [1] Words that come before all else: Environmental philosophies of the Haudenosaunee. Île Cornwall, Ont.: Native North American Travelling College, 2000. p.8.

Celestial Bodies / Corps célestes  / Enangog Bemaadzojig

daphne partenariat avec articule (conservateur autochtone émergent du CAM)
Dayna Danger, Duane Isaacs, Rob Fatale
sous la direction de Jesse King
30 juin - 13 août 
Ouverture le 6 juillet, de 19h à 21h @ daphne beads/ perler parler



Corps célestes / Celestial Bodies / Enangog Bemaadzojig offre une plateforme à trois artistes autochtones qui s'identifient eux-mêmes au sein des communautés LGBTQIA2S et comme bispirituel.le.s et/ou indigiqueer. À travers le thème du "désir, de l'euphorie, du désespoir et de la dysphorie", l'objectif de cette exposition est de remettre en question le rôle de la présence coloniale et les normes sociétales souvent contraignantes qui en découlent en matière d'identité.

Être bispirituel.le.s, c'est transcender les structures coloniales qui ont entouré de force l'identité et le genre.

Cette exposition ouvre un espace aux voix rarement entendues.

La résidence de commissaire et l'exposition, une collaboration daphne x articule, sont soutenues par le Conseil des arts de Montréal, Indigenous Arts Residency.


Shii'itsüh | Pleurs dans le cœur | Crying in the Heart


Theresa Vander Meer-Chassé
13 mai - 30 juin


Teresa Vander Meer-Chassé est une fière Niisüü, membre de la Première nation de White River, originaire de Beaver Creek, du Yukon et de l'Alaska. Elle réside actuellement dans les territoires de Songhees, Esquimalt et W̱SÁNEĆ à Victoria, en Colombie-Britannique. Elle est une artiste visuelle Upper Tanana, Frisonne et Française, commissaire émergente, et candidate à la maîtrise en arts plastiques à l'Université Concordia. Sa pratique des arts visuels est investie dans le réveil de matériaux endormis et la réanimation d'objets trouvés qui sont enracinés dans des compréhensions de l'identité.

Pour faire face au deuil et à la perte, j'ai créé un abri littéral et métaphorique qui a été récupéré, reconstruit et revitalisé. Après avoir vécu un profond conflit interne à la suite de la perte d'un autre membre de ma famille pour cause de toxicomanie, je vous invite à entrer dans Nee' Shah | Our House pour constater l'importance de l'éveil des matériaux endormis comme méthode de gestion de la perte. En transformant des matériaux naturels avec ma famille, j'essaie de vous faire prendre conscience des cycles universels de la perte, du chagrin et du deuil.

En guise de correctifs, je traduis des textes que j'ai envoyés à des membres de ma famille que j'ai perdus ou qui souffrent actuellement de troubles liés à l'utilisation de substances psychoactives. Je ne souffre pas personnellement de troubles liés à l'utilisation de substances ; je ne suis qu'un témoin et un être cher pour de nombreuses personnes qui souffrent ou ont souffert de troubles liés à l'utilisation de substances. Les symboles, les couleurs et les motifs qui représentent mes familles et mes communautés Upper Tanana, Frisian et French sont présents dans toute la tente et servent de protection, d'ancrage et de connexion. Les matériaux naturels ont été collectés et traités en collaboration avec la famille et sont devenus un rituel quotidien dans ma croissance personnelle et ma guérison.

AVERTISSEMENT SUR LE CONTENU : Cette exposition aborde les thèmes de la perte, du deuil et de la toxicomanie. Hǫǫsǫǫ dìik'analta' de' (prends soin de toi).

Nee’ Shah /Notre maison  2023

Taathǜh (tente en toile) - J'ai recyclé et récupéré une tente murale en toile usagée de ma communauté de Tthèe Tsa' Niik (Beaver Creek, Yukon). Il y a plusieurs tentes murales à Tthèe Tsa' Niik et dans les environs, mais beaucoup d'entre elles sont neuves et utilisées activement. La rumeur veut que la tente murale que ma grand-mère Nelnah Bessie John avait à son camp de pêche soit encore là. Avec la permission de la famille et de la Première nation de White River, j'ai prévu de visiter le camp de pêche avec mon père Wilfred Chassé. Avant de partir, nous avons parlé à mon oncle Ricky Johns qui nous a dit qu'ils avaient déjà jeté la tente de grand-mère Bessie un été ou deux auparavant, mais qu'il y avait peut-être encore quelque chose que je pourrais utiliser.

Le Fish Camp de Grandma Bessie est situé juste en face de la frontière internationale, le long de la route de l'Alaska, qui sépare le Yukon de l'Alaska. Lorsque j'étais jeune, le Fish Camp était accessible à pied, mais depuis quelques années, avec le développement de la route et les effets du changement climatique, il faut un canoë pour accéder au site. Mon père et moi avons chargé un canoë pour deux personnes dans son camion et il m'y a conduit tôt le matin. Il s'agissait d'une belle journée ensoleillée. Nous avons déchargé le canoë et nous avons lutté dans la boue pour le mettre à l'eau. C'était la première fois que je faisais du canoë sur ce lac, qui était magnifique mais peu profond par endroits. Après nous être extirpés des mauvaises herbes, nous avons atteint les rives de Fish Camp.

Nous avons cherché, mais nous n'avons rien trouvé. J'étais un peu inquiet que nous ne trouvions rien à utiliser, mais dès que j'ai passé une structure tombée, j'ai trouvé une vieille toile pourrie sur le sol. Nous avons fini par mettre la toile de tente dans le canoë et nous avons pagayé jusqu'à l'autoroute. Pendant que nous pagayions, deux cygnes se sont envolés à côté de nous, ce qui a marqué un merveilleux moment de récupération, de famille et de redécouverte. J'ai transporté la tente murale jusqu'à Victoria, en Colombie-Britannique, où ma mère Janet Vander Meer et moi avons passé une semaine à la nettoyer pour la débarrasser de toutes les moisissures et autres toxines. J'ai terminé la reconstruction de la tente murale au Ministry of Casual Living dans le centre-ville de Victoria.

Ch'ithüh (peau tannée à la maison) - Tout au long de ma maîtrise en beaux-arts, j'ai passé la majorité de mes étés à Tthèe Tsa' Niik à travailler sur un dinǐik thüh (peau d'orignal) avec ma mère Janet Vander Meer et ma grand-mère Marilyn John. Le partenaire de ma mère, Dwayne Broeren, a abattu un dinǐik choh (grand orignal mâle) à l'automne 2020. Ils ont dépecé le dinǐik et laissé la chair dehors pour qu'elle gèle pendant l'hiver. Pendant les mois froids, un loup affamé est entré dans la communauté à la recherche de quelque chose à manger. Le loup a fini par détruire la peau et a laissé un petit morceau de la croupe sur le poteau d'éviscération. Je n'étais pas assez confiant pour travailler sur un dinǐik thüh choh pour commencer, donc le petit morceau de croupe était le plus logique. Cependant, j'ai vite appris que de nombreux tanneurs de peaux enlevaient la croupe parce que la peau est assez épaisse et que sa forme la rend difficile à gratter.

Le premier été, j'ai vécu avec ma grand-mère et nous sommes allées aussi loin que possible dans le dinǐik thüh grâce à ses souvenirs. Je lui posais des questions sur son enfance, avant qu'elle ne soit forcée d'aller au pensionnat de Lower Post. Je lui demandais ce qu'elle se rappelait de sa mère et de sa grand-mère en train de tanner des peaux, ce qu'elle voyait, ce qu'elle sentait et ce qu'elle entendait. Nous sommes allées assez loin dans le processus, jusqu'à ce que nos souvenirs ne suffisent plus et que nous ayons besoin d'aide. Une communauté de jeunes tanneurs de peaux est venue à notre secours et nous a offert ses connaissances et ses compétences, ce qui nous a beaucoup aidés. Malheureusement, lors de mon dernier voyage pour achever la peau, nous avons été confrontés à divers facteurs qui m'ont empêché de fumer la peau correctement.

Ayant l'impression d'avoir échoué et de perdre le dinǐik thüh sur lequel nous avions travaillé pendant deux ans, ma grand-mère Marilyn avait une solution. Elle avait conservé deux ch'ithüh que sa sœur Nelnah Bessie John avait terminés avant son décès en 2000. Grand-mère Bessie était la dernière personne à avoir réussi un ch'ithüh dans la communauté. J'ai décidé d'utiliser la peau que Grand-mère Bessie avait déjà commencé à découper avant son décès. Je suis honorée et très reconnaissante à ma grand-mère Marilyn de m'avoir permis d'exposer cette pièce. Ce n'est certainement pas la fin de notre voyage de tannage, juste le début.

Mēet Thüh (peau de truite de lac) - Shnąą Thielgay eh naach'akch'įǫ. Ma mère Janet Vander Meer, son partenaire Dwayne Broeren et le frère de ce dernier, Doug Broeren, m'ont emmené pour mon premier voyage de pêche officiel au lac Kluane au cours de l'été 2021. C'était censé être le concours de pêche annuel, mais en raison de la pandémie de COVID-19, il a été annulé cette année-là. Malgré l'annulation de l'événement organisé, de nombreux bateaux ont tout de même décidé de sortir sur le lac ce jour-là. Le touladi, le poisson blanc et l'ombre sont les poissons les plus courants sur le territoire de la Première nation de White River. Ma mère et moi avons attrapé un gros touladi de 20 livres lors de cette navigation, mais nous l'avons mangé et n'avons pas gardé la peau.

J'ai appris à tanner le ∤uuk thüh (peau de poisson) avec Janey Chang, artiste et tanneuse basée à Vancouver. J'ai suivi un atelier en ligne avec Janey et j'ai tanné plus de 40 peaux pendant que j'étais à Tiohtià:ke/Mooniyang/Montréal pour mon dernier semestre de cours. À mon retour à Tthèe Tsa' Niik, Dwayne m'avait gardé un ∤uuk thüh à tanner qui provenait de notre territoire traditionnel. J'ai décidé de tanner le mēet en utilisant la méthode à l'huile. J'ai reçu une recette de l'artiste Beaver Cree Cheryl McLean et elle a fonctionné à merveille. Avec ma grand-mère Marilyn John, ma mère, ma tante Rosemarie Vandermeer et ma nièce et filleule Sophia Vandermeer, nous avons travaillé à la transformation du mēet thüh. Quatre générations de mains ont touché ce ∤uuk.

Dinǐik Tth'èe (babiche d'orignal) - Ma mère Janet Vander Meer et son partenaire Dwayne Broeren ont chassé un dinǐik et l'ont dépecé sur place. Mon oncle David Johnny était venu les aider à découper le dinǐik. Il leur a raconté des histoires et a identifié le dinǐik tth'èe qu'ils ont découpé et conservé pour moi. Bien avant de m'intéresser au tannage d'une peau, j'étais plus désireuse d'apprendre à filer la babiche. Je me souviens d'avoir vu ma grand-mère Marilyn John le faire quand j'étais jeune, mais je voulais l'essayer moi-même. Mon grand-père Sid van der Meer m'a envoyé le dinǐik tth'èe par la poste et ma mère et moi avons appris à filer avec ma grand-mère par le biais d'un haut-parleur. Nous l'avons écoutée et lui avons dit à quoi cela ressemblait. J'ai emporté le tendon lors d'un autre voyage à la maison et ma grand-mère m'a félicité pour avoir filé le tendon correctement.

Donjek (perles de rocaille argentée) - Ma mère Janet Vander Meer, mon grand-père Sid van der Meer et moi-même avons décidé de faire une excursion à la rivière White. Je voulais collecter des sédiments de cendres sur les rives de la rivière pour un projet. Mon grand-père aime jouer les guides touristiques et c'est une région qu'il n'avait pas explorée depuis longtemps. Il possédait une cabane et un commerce le long de l'autoroute, près de la rivière White. Ce fut la première maison de ma mère. La structure est maintenant récupérée par le nän' (la terre). Nous avons passé toute la matinée à ramasser des cendres, des pierres et du bois flotté le long de la rivière. Alors que nous nous asseyions pour reprendre notre souffle, j'ai remarqué un buisson rempli de baies d'argent. J'étais stupéfaite, car je ne savais pas où poussaient les jik (baies). Je savais qu'elles contenaient une graine qui était et est encore utilisée aujourd'hui pour fabriquer des perles. Nous en avons ramassé autant que nos poches pouvaient en contenir et nous les avons ramenées à Tthèe Tsa' Niik pour qu'elles soient nettoyées et séchées. Ma grand-mère Marilyn John nous a dit qu'on pouvait manger ces baies et que les graines étaient utilisées pour fabriquer des perles, mais que cette pratique n'était plus aussi courante aujourd'hui.

Nuun Ch'oh (piquants de porc-épic) - J'ai ramassé ces nuun ch'oh avec ma mère Janet Vander Meer sur un nuun que Dwayne Broeren avait tué pour mon oncle Patrick Johnny. Ma mère et moi étions assis à l'arrière de sa Ford F150 pour arracher et frapper le nuun avec une serviette afin de recueillir autant de piquants et de poils que possible. Nous devions faire vite, car mon oncle Pat était impatient de manger ! Après avoir ramassé autant de nuun ch'oh que possible, nous avons regardé mon oncle Pat utiliser un chalumeau pour arracher le reste des piquants et de la fourrure avant de le dépecer et de l'éviscérer. Apparemment, les pieds sont très savoureux, mais je ne me suis pas laissé tenter.

Fil de mouton brun de Nouvelle-Zélande - J'ai reçu deux tapis de mouton brun de Nouvelle-Zélande de Shuudèh Wunąą (My Sweetheart's Mother) Rosyland Frazier. Au début, je n'étais pas sûre de ce que j'allais en faire, mais en un clin d'œil, j'ai décidé d'apprendre à filer. J'ai acheté quelques outils simples dans un magasin de fil local et j'ai regardé plus de tutoriels en ligne qu'il n'en faudrait. J'ai décidé d'utiliser le fil filé à la main dans un motif de point de couverture à certains endroits de la tente.

Melton/Stroud – Le melton est une étoffe de laine tissée qui remonte aux débuts de la traite des fourrures dans ce que l'on appelle aujourd'hui le nord du Canada. Jusqu'à récemment, le Canada avait sa propre entreprise de melton, mais elle a fermé et nous devons maintenant importer du melton (ou du stroud). Ma première robe de danse était en feutre rouge et j'ai récemment confectionné une tunique en stroud blanc et rouge pour ma grand-mère Marilyn John. Lors de la création de Nee' Shah | Our House, j'ai voulu utiliser les couleurs de notre famille - le rouge et le noir - avec du melton. J'ai découpé le melton en symboles représentatifs des communautés du Haut Tanana. J'ai eu la chance de voir certains de ces symboles sur des œuvres des aînés de nos aînés lors de ma visite au McCord-Stewart Museum et au Field Museum.

Autres matériaux : toile, tissu de coton, fil à broder, fil à crochet, fil de nylon, fil de coton, fil de polyester, perles de verre, perles de rocaille vintage, perles delica galvanisées, tuyaux et raccords en ABS, raccords en métal, notions, corde

Tsin'įį choh (grand merci) à tous ceux qui m'ont soutenue dans mon parcours d'apprentissage. De l'apprentissage pratique au partage de souvenirs, d'histoires et de langues, j'ai eu la chance d'avoir de nombreux enseignants au cours de ces dernières années, alors que je préparais mon master en beaux-arts. Ce voyage n'aurait pas été possible sans les contributeurs et soutiens suivants : Janet Vander Meer, Marilyn John, Wilfred Chassé, Dwayne Broeren, Sid van der Meer, Christopher Walton, Lisa Jarvis, Rosemarie Vandermeer, Tuffy Vander Meer, John Vandermeer, Jordan Vandermeer, Deuce Vandermeer, Quanah VanderMeer, Sophia Vandermeer, Patrick Johnny, David Johnny, Ricky Johns, Jolenda Benjamin, Bessie Chassé, Courtney Wheelton, Montana Prysnuk, Angela Code, Janey Chang, Cheryl McLean, Jesse Lemley, Rosyland Frazier, White River First Nation, Ministry of Casual Living, Field Museum, McCord-Stewart Museum, YVR Art Foundation, Université Concordia Studio Arts Staff, Faculty, Studio Arts Staff, et à ses collègues, à Surabhi Ghosh, superviseur du MFA, au conseil d'administration et au personnel du Centre d'art daphne, à Lori Beavis, à John Player, et à tous ceux qui ont offert un mot d'encouragement ou une main secourable - merci.



Bebakaan


Carrie Allison, Christian Chapman, Matthew Vukson
Sous la direction de Lori Beavis
19 novembre 2022 – 28 janvier 2023




Avec nos remerciements à Alan Corbiere pour la traduction en Anishinaabemowin.

Bebakaan signifie "chacun est différent" en nishnaabemwin. Ce mot est apparu, avec l'aide précieuse d'Alan Corbiere, lors du traitement du ou des éléments des œuvres de cette exposition. Je pensais à des mots expressifs comme " alternativement " ou " échangeable " parce que, bien que les œuvres d'art soient liées les unes aux autres par la préoccupation du travail des perles, elles sont toutes d'une certaine manière différentes les unes des autres et différentes ou en dehors de nos attentes du travail des perles.

L'exposition de trois personnes, Bebakaan, à laquelle participent Carrie Allison (d'origine nêhiýaw/Cree, métisse et européenne), Christian Chapman (Anishinaabe) de la Première nation de Fort William, dans le nord de l'Ontario, et Matthew Vuckson (Tlicho Dene des T.N.-O.), qui vit et travaille à Lac Brochet, au Manitoba, fait passer le perlage du domaine de l'intime et du fixe à celui de la démesure, de l'animation et de l'immersion. Les œuvres présentées sont une méthode permettant à chaque artiste de discuter à sa façon du lieu, de la position, de l'histoire et de l'identité.

Le perlage est l'élément déclencheur des œuvres de Bebakaan.  À travers l'histoire, la pratique du perlage a été largement reconnue par les peuples comme un moyen d'enregistrer et de traduire les connaissances culturelles. Christi Belcourt a écrit : "Le perlage est profondément enraciné dans les histoires et les relations terrestres liées aux histoires et aux récits... [en tant que tel] le perlage est porteur des histoires de l'adaptation des cultures au fil du temps".

La croyance culturelle selon laquelle le perlage - quelle que soit sa forme - permet aux gens d'entrer en relation les uns avec les autres et avec leurs propres terres, histoires, identités et visions du monde spécifiques à leur nation est démontrée dans cette exposition.

Les perles animées de Carrie Alisson font référence à ses ancêtres maternels et lui permettent de réfléchir à la perte culturelle intergénérationnelle et aux actes de récupération. Son travail combine des technologies anciennes et nouvelles pour raconter des histoires de terre, de continuité, de croissance et de guérison. TO HONOUR (2019) est une animation perlée expérimentale qui explore le concept du retour du perlage dans le paysage.  Miyoskamiki (2020) est une animation perlée qui décrit la croissance d'un crocus des prairies, l'une des premières plantes à émerger lorsque l'hiver se transforme en printemps. Traditionnellement, les chasseurs et les fermiers guettaient ces plantes pour marquer le tournant des saisons. Nishotamowin (2020) est un mot nêhiyawin/cree qui signifie compréhension ou relation avec soi-même. Il s'agit d'une pièce audio qui réfléchit à la manière de " faire connaissance " ou de comprendre en écoutant les actions que nous réalisons.  Le spectateur se connecte à l'audio par le biais d'un code QR pour écouter les sons qui filtrent à travers la fenêtre du studio d'Allison, ainsi que ses gestes de perlage amplifiés et ses pensées parlées.

Les œuvres d'Allison sont des gestes de recherche de compréhension et de connexion à la famille, à la langue et à la terre. 

Christian Chapman crée ses peintures et ses sérigraphies pour raconter des histoires en utilisant souvent le style Woodlands. Il s'agit d'un style artistique distinct qui mêle histoires traditionnelles et supports contemporains avec des couleurs vives et des lignes audacieuses. Chapman est bien connu pour l'insertion de figures facilement reconnaissables - la princesse Diana, la reine Elizabeth II ou Elvis sur un champ plat où la figure est entourée de fleurs et de coquilles ou de peaux d'animaux. Cependant depuis 2017, il a été inspiré par la communauté créative des femmes qui fabriquent et perlent leurs regalia. Il s'est tourné vers les détails perlés plus complexes des regalia, dit-il, parce que sa partenaire et sa mère, ainsi que d'autres femmes de sa famille proche et élargie sont des travailleuses du perlage. Il a pris la décision de peindre les motifs perlés à une échelle très supérieure, afin de mieux comprendre les délicates perles de verre et les motifs floraux.  En même temps, Chapman continue à travailler dans le cadre du patrimoine visuel des motifs de perlage Anishinaabeg comme méthode pour établir des liens avec les histoires et les récits familiaux, ainsi qu'avec la terre sur laquelle ces relations se sont formées.

L'artiste Tlicho Dene Matthew Vukson est un pédagogue. Enseigner aux autres fait partie d'un continuum qu'il a expérimenté - c'est sa mère qui lui a appris à perler et maintenant il enseigne cette compétence aux autres. Vukson aime partager les histoires qui lui ont été transmises par sa famille et il aime parler de son parcours de perles. Il utilise l'art comme une forme de réclamation et de réconciliation.

Dans l'œuvre immersive de cette exposition, il s'écarte du travail de perlage floral qu'on lui a enseigné pour s'intéresser à l'expérience de la violence et de la brutalité policière. Dans son travail, nous trouvons des badges de police, Police Badge 1, 2 (2019, 2020), des menottes Cuff'em (2022) et un nœud coulant de pendu, Calculating Weight (2022). Ces œuvres, qui évoquent des réactions brutales à l'égard du corps autochtone, sont contrebalancées par des images perlées qui présentent les cosmologies autochtones comme une source de guérison et de réconfort. Dans des œuvres telles que Place Before Time (2019) et Orbital Station NO 2(2021). Tandis que d'autres œuvres comme Red Walker (2018) et Octavial (2019) nous rappellent la force dans laquelle nous pouvons puiser lorsque nous retournons à la terre pour marcher dans la forêt, les masses de fleurs sauvages, ou pour nous asseoir et regarder les aurores boréales dans Place Before Time (2019).

Bien que dans cette exposition, le travail de Vukson se situe plus profondément dans le domaine du perlage habituel, son sujet va au-delà de nos attentes en matière de perlage. Allison et Chapman modifient également la notion de perlage en tant que jeu avec le mouvement et l'échelle.  Pourtant, ces trois artistes mettent en évidence, à leur manière, la continuité de la tradition du perlage ancrée dans l'art indigène, avec une différence.

Versification/ Teskontewennatié:rens

January Rogers
commissaire Ryan Rice
10 septembre 2022 - 29 october 2022



Versification en 10 questions

Ryan Rice : Compte tenu des règles et des structures occidentales qui régissent l’écriture de la prose et que vous contestez manifestement dans votre travail, pouvez-vous décrire ou définir comment le titre de l’exposition Versification représente l’ensemble des œuvres présentées ? Peut-on le concevoir ou le lire comme une (ré)action décolonisatrice ?
January Rogers : Excellente question! J’ai bien aimé le titre Versification et je l’ai choisi parce qu’il fait si bien référence à la promotion et à l’utilisation des vers activés dans la poésie qui circule sous diverses formes au sein de l’exposition. J’utilise le langage comme une invitation, à travers les mots et les images par lesquels ou à travers lesquels le spectateur est invité à découvrir un sens évolutif et une interprétation personnelle dans chacune des pièces. À un moment précis de ma vie, j’ai consciemment choisi de me tourner vers la poésie ou, plutôt, j’ai permis à la poésie de me montrer la voie à suivre pour m’exprimer. J’ai ainsi abandonné ma pratique des arts visuels pour consacrer mon attention et mes efforts à l’écriture. Toutefois, ma pratique initiale est revenue après un temps sous forme de création audiovisuelle. Il s’agit d’un processus de création très concret au sein duquel je marie la poésie à la vidéo et la prestation. Ainsi, peut-être que la combinaison de ces formes d’art, comme le fait de se débarrasser des paramètres oppressifs de la « littérature traditionnelle », pourrait être considérée comme une réaction décolonisatrice, mais, en toute honnêteté, si ma pratique génère une réaction décolonisatrice, il s’agit d’un phénomène qui découle de moi, mettant mes créations au service de mes passions.    

RR : Votre pratique artistique principale en tant que poète est amplifiée par votre expérimentation et votre maîtrise des médias (son, performance, vidéo) et est étoffée par des références à la justice sociale et une critique mordante des systèmes coloniaux qui nous oppriment. À quel moment, en tant que poète, avez-vous incorporé et intégré ces outils (médias) dans votre travail ? Comment ont-ils amplifié votre voix ?
JR : Eh bien, je ne suis pas certaine que l’intention était d’amplifier ma voix, mais la pratique elle-même a amplifié ma joie. Grâce à mon travail et à mon expérience à la radio, j’ai acquis quelques compétences en matière de réalisation sonore et j’ai pris ce petit bagage de connaissances pour le mettre à profit. J’ai eu beaucoup de plaisir à expérimenter avec le son et je me suis rendu compte que le son est une expression tellement ancienne; qu’il est possible de produire une narration uniquement avec le son. Une fois de plus, mes pratiques se sont chevauchées : écriture, son, radio, spectacle, musique, voix, etc.

Eh oui, je commente mon travail. Je suis obligée de le faire. Cela fait partie de ma responsabilité en tant que femme et artiste Haudenosaunee. Je dois poser ces jalons dans le temps, même si je dois puiser dans mes droits culturels ancestraux pour les mettre en lumière aujourd’hui. Ces pièces représenteront une interprétation contemporaine de nos enseignements et des événements historiques. Je dois me représenter en tant qu’artiste et je deviens un peu plus audacieuse dans mes pratiques en y intégrant mon histoire personnelle.

RR : J’admire ta polyvalence et la férocité de ton esprit créatif, ainsi que son absence de retenue. Qu’est-ce qui te motive ? Qu’est-ce qui t’inspire ?
JR : Eh bien, c’est le mot exact! C’est « l’esprit créatif », cet esprit m’habite depuis l’enfance. Et même si je n’ai pas choisi d’« étudier » l’art ni eu le privilège de connaître ceux qui m’ont précédé et d’apprendre à utiliser un langage artistique approprié dans le cadre d’une formation classique, j’ai fini par acquérir ces connaissances en effectuant des résidences et en travaillant aux côtés d’autres personnes dans le cadre de collaborations, ainsi que par mes propres recherches et mes propres pratiques. Je n’ai donc pas eu à désapprendre quoi que ce soit pour trouver ma voix en tant qu’artiste. Elle s’est développée en ajoutant, et non en enlevant quoi que ce soit. Je n’ai jamais eu à utiliser ce langage « classique » d’artiste pour faire croire que je pouvais générer un intérêt de la part du public relativement à mes œuvres parce que je ne le possède pas. J’ai de la poésie. J’ai des instincts. J’ai cet esprit qui guide mon travail. Je suis inspirée par l’honnêteté des expériences vécues et je suis motivée par un réel sens de la responsabilité dans l’utilisation des dons et des possibilités que j’ai été si chanceuse de recevoir dans ma vie.

RR : Ressentez-vous un sentiment d’urgence à « produire » (à savoir, faire de l’art) ? Si oui, cette urgence est-elle le moteur de votre travail ?
JR : Non.

RR : En tant qu’artiste à plein temps (au sens large), où trouvez-vous l’énergie pour gérer et mener de front non seulement l’environnement littéraire, mais aussi de multiples projets qui s’étendent à la culture visuelle et aux médias.
JR : Par moments, la gestion de ces projets devient un merveilleux casse-tête, une danse complexe. Mais, là encore, c’est quelque chose que je fais depuis l’enfance. Je me souviens qu’en cinquième année, j’écrivais des pièces de théâtre et je demandais à tous mes amis de les jouer. Il s’agissait de pièces très féministes, qui mettaient le personnage féminin en évidence, en tant que protagoniste de l’histoire. J’ai été élevée par une mère féministe dans les années 70 et 80, à une époque où le mot « féministe » était lié aux mots « libération des femmes ». Autres temps, autres contextes. Mais en tant que jeune écrivaine, j’ai également été soutenue par ces communautés. J’ai toujours été une personne autonome et je crois que je suis faite pour gérer ma carrière tout en étant la créatrice que j’ai besoin d’être. Je sais que ce n’est pas le cas pour tous les artistes et, depuis mon retour à Six Nations, j’ai mis mes compétences en gestion au service de certains musiciens et événements locaux. C’est un travail qui me nourrit vraiment. Il n’est donc pas du tout surprenant que je me sente tout à fait à l’aise dans le rôle de « productrice » pour mes propres projets et en collaboration avec d’autres.

RR : Dans votre démarche de prestation, votre présence est audacieuse, sans artifice et retient l’attention. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de constater que vos actions sont réfléchies et bien pesées. Comment créez-vous cette dynamique ? Êtes-vous consciente du public et de ses réactions ? Est-ce important pour vous ?
JR : Le public ne joue aucun rôle dans le développement de mon travail de prestation. Ce qui est important, c’est que je reste dans l’instant, que j’évoque l’« esprit » de l’œuvre en moi, que je le ressente en moi pendant la représentation, car cet « esprit » se manifestera pendant la représentation. C’est tellement puissant. Il y a tellement de choses qui peuvent être transmises par l’art-performance et la découverte du langage qui vient de mon corps, de mon mouvement et de la combinaison d’actions et d’interactions avec les objets me passionne pleinement. La mesure du succès d’une représentation, pour moi, c’est le silence piquant d’un public profondément captivé parce que je suis tellement engagée dans mon propre espace, mes pensées et ma méditation en temps réel. Je crois que nous pouvons définir les éléments connus de l’art-performance. Nous pouvons les nommer et les enseigner. Mais je pense que ce que j’aime tant dans les arts de la scène est identique à ce que j’aime dans le « spoken word », à savoir que nous le définissons en le faisant et que lorsque nous continuons à le faire (authentiquement), nous en élargissons la définition. Ces pratiques, comme la culture elle-même, sont vivantes et en pleine croissance. Elles doivent évoluer et défier à la fois le spectateur et, surtout, l’artiste. 

RR : Quelle a été votre expérience dans la production des poèmes visuels de l’exposition traitant des conséquences des pensionnats et du Mush Hole en particulier ? Quel rapport entretenez‑vous avec cette histoire?
JR : Tout d’abord, les images sont tirées du projet de performance documenté que mon frère et collaborateur Jackson 2bears et moi avons réalisé au Mush Hole, alias Mohawk Institute, alias le Pensionnat de Six Nations, en 2016. Jackson a une histoire plus directe et connue avec le Mush Hole à travers l’histoire de son grand-père paternel. Mon histoire familiale avec cet endroit est moins connue, mais je sais que mes grands-parents paternels ont été actifs au sein des églises anglicanes de Six Nations, ce qui les a bien sûr éloignés des traditions et des pratiques culturelles Haudenosaunee. Il y a donc eu un bouleversement évident depuis leur génération, si ce n’est plus longtemps avant. Les poèmes qui accompagnent ces images sont (plutôt) récents. Ils ont été écrits lors d’un voyage à Venise, en Italie, en avril 2022, un voyage très difficile pour moi à bien des égards. Ce voyage a été très éprouvant pour moi à bien des égards. Il m’a toutefois offert l’occasion de mener une grande réflexion sur moi-même et de rédiger plusieurs poèmes. J’ai inclus certains d’entre eux dans les images du Mush Hole. C’est ici que je raconte mon histoire. La honte de grandir en étant visiblement autochtone, la perte de ma sœur — la seule autre personne au monde qui partageait mon histoire, les effets négatifs indéniables que les pensionnats ont sur ma réalité aujourd’hui. J’ai survécu. Je m’épanouis. Je célèbre cette année 31 ans de sobriété. Le fait de retourner dans cet institut avec des images de ma famille a été très transformateur. Grâce à ce projet de performance, j’ai pu changer ma relation avec cet endroit en étant consciente de ma présence et de la présence des esprits de ceux qui y sont passés. Leur énergie est palpable. Je peux les sentir écouter lorsque je leur parle.

RR : Étant membre de la communauté de Six Nations, quelle est votre relation avec Pauline Johnson ? Faites-vous des rapprochements avec votre propre parcours d’écrivaine et d’interprète Haudenosaunee ?
JR : Réponse courte : oui. La réponse longue est que je crois qu’elle s’est épanouie en tant qu’auteure et interprète par besoin de s’exprimer, par amour du théâtre, par désir de rester libre et par désir naturel d’être sa propre personne. Je fonctionne de la même manière en tant qu’artiste et en tant que femme Haudenosaunee. Le fait de ne pas avoir d’enfants peut parfois vous faire passer pour une anomalie au sein de la communauté autochtone. Pauline n’a pas eu d’enfants (bien qu’il y ait des rumeurs...). Et je ne vois pas cela comme un sacrifice pour ma carrière. Je tiens beaucoup à ma liberté et je ne vois pas grand-chose d’autre que ce monde puisse m’offrir qui soit plus attrayant que cela. Ce que je partage avec Pauline en tant qu’interprète, c’est la manière dont nous avons appris à faire cette chose qu’on appelle la poésie de performance. À part les artistes de théâtre que Pauline Johnson admirait, il n’y avait personne qui faisait ce qu’elle faisait à son époque. Et il en a été de même pour moi. Lorsque j’ai décidé de faire évoluer mon travail vers une pratique de la poésie de performance, tout a été développé par moi-même et, heureusement, la plupart des projets ont fonctionné. Nous partageons donc une nature innovante, un programme pro-femmes et pro-autochtones à partir duquel notre poésie trouve son inspiration et, bien sûr, l’amour et le besoin de voyager pour faire avancer nos carrières.

RR : Le rôle de l’« orateur » est fondamental dans la culture Haudenosaunee. Avez-vous l’impression de faire progresser cette tradition avec votre propre pratique ? Dans quelle mesure est-il important de raconter et d’être entendu ? Dans quelle mesure est-il important d’écouter ?
JR : Encore une excellente question, Ryan. Tu as été témoin de la performance que j’ai organisée avec des radios et, si tu te souviens bien, dans mon discours après la performance, j’ai dit que je crois que nous sommes tous comme des radios. C’est-à-dire que nous avons la capacité de transmettre (envoyer des signaux) et de recevoir. Encore une fois, je fais référence à nos énergies. En tant que poète qui prend la parole plutôt que de lire ses mots, bien que je les lise aussi parfois, je crois que la façon dont nous (les auteurs autochtones) participons à la « littérature » n’est qu’un tremplin pour nous ramener à la pratique originale de l’art oratoire. Dans nos sociétés actuelles, de nombreux rôles font appel à l’art oratoire dans leurs activités, comme les avocats, les comédiens, les enseignants, les orateurs de la Maison longue, les politiciens, etc. L’acte de « parler » n’a donc jamais vraiment disparu. La raison pour laquelle j’ai commencé à faire du spoken word, c’était pour que mes mots puissent être entendus; pas moi, mais mes mots. Je voulais les honorer en leur donnant la meilleure chance possible d’être entendus. Au fil du temps, après que mes nerfs se soient calmés, parce qu’il y a une peur de perdre ses mots en plein discours, j’ai commencé à présenter avec un sens naturel de la présence et des gestes sur scène. J’ai commencé à m’amuser avec tout ça. 

RR : Les objets tangibles que vous créez et les matériaux que vous incorporez et produisez pour vos performances, vos œuvres médiatiques comme les costumes, les accessoires, les poupées de maïs, les tremplins, les cigarettes roulées, etc., deviennent tous des représentations artistiques/créatives qui incarnent votre présence et qui demeurent actives comme traces de votre absence. Dans le cas de Versification, de votre performance et de votre collaboration avec Jackson 2Bears (artiste d’installation multimédia/performance Kanien'kehaka et théoricien culturel originaire de Six Nations), comment les vestiges exposés incarnent-ils l’essence de votre performance ?  
JR : Je dirais qu’à travers la performance, nous ne créons pas seulement des expériences et des souvenirs, mais aussi des preuves de notre présence à travers les objets laissés derrière nous. Dans le cas de la performance Spirit Shadow, qui fait partie de l’exposition Versification, Jackson 2bears et moi-même laissons littéralement des silhouettes de nous-mêmes dans la galerie. Nous créons un espace négatif en forme de nous-mêmes, distingué par les médecines que nous utilisons dans une cérémonie de protection, croyant que les méthodes et les actions que nous évoquons pour nous protéger dans la performance, sont si évidentes, que même en notre absence, nous restons....protégés, en quelque sorte.


Nikotwaso


Catherine Boivin
commissaire Jessie Ray Short




In the Round: Catherine Boivin, par Jessie Ray Short (rev. octobre, 2023)

Le travail de Catherine Boivin est centré sur des événements qui la touchent personnellement, en tant que femme et mère atikamekw vivant dans une communauté autochtone du Québec actuel. Lors de nos conversations vidéo, j’écoute attentivement Catherine me parler des concepts qui sous-tendent son œuvre, intitulée Nikotwaso. Lors de ces rencontres, la petite fille de Catherine joue en arrière-plan ou grimpe sur ses genoux. Nos discussions tournent autour de divers sujets, notamment les intérêts actuels pour le cinéma et la télévision, l’art vidéo, les connaissances culturelles de nos communautés autochtones respectives, l’importance des langues autochtones et de leur enseignement aux générations futures, ainsi que la violence sexiste dont sont victimes les femmes autochtones au Canada.

Catherine souligne qu’elle se sent aujourd’hui investie d’une grande responsabilité dans la résolution de ces problèmes, afin que sa langue et sa culture restent vivantes pour sa fille. De veiller à ce que sa fille vive pour sa culture et sa langue. Ces préoccupations continuent d’être exprimées par les peuples autochtones. On peut affirmer que dans ce pays, « un récit national [a été créé et] est fondé sur le génocide des autochtones... Pendant trop longtemps, on s’est intéressé aux cultures autochtones, mais pas aux Autochtones eux-mêmes ni à leur bien-être ».[1] Il n’y a pas de culture sans les personnes dont elle est issue. Pour une jeune femme comme Catherine Boivin, la question des femmes autochtones assassinées et disparues continue de la hanter, comme c’est le cas pour les populations autochtones à l’échelle nationale (y compris au Québec).[2]

Dans cette exposition, Catherine et les femmes qui participent à son projet courent en cercle sur les moniteurs, évoquant les nombreuses dimensions de leur identité. Elles courent en cercle pour rester actives, pour prendre soin d’elles-mêmes; elles courent en cercle pour refléter les cycles de la vie, y compris les changements de saison; elles courent en cercle pour symboliser les cycles de la violence qui les exposent, en tant que femmes autochtones, à un risque beaucoup plus élevé de subir des violences que les autres populations de femmes du pays.

Le travail de Catherine est toutefois nuancé; il touche aux récits de traumatismes autochtones tout en allant plus loin. En parlant avec Catherine de Nikotwaso, je suis frappée par les similitudes entre son travail et celui de Dana Claxton, tant sur le plan matériel que conceptuel. Lors d’une conférence d’artiste, Dana Claxton précisait que l’attention qu’elle porte à la mode et aux normes de beauté dans son travail sert à remettre en question l’« impérialisme esthétique » des normes eurocentriques, de son point de vue en tant que Hunkpapa Lakota, et à la « recherche de la beauté et de l’esthétique autochtone ».[3]

Le travail de Catherine, comme celui de Dana, ne supprime pas les vêtements comme tels, mais y intègre[4]plutôt des éléments culturels. L’intention est d’incorporer des éléments historiques observés sur les vêtements atikamekw portés par les ancêtres de Catherine, comme les jupes à ceinture et à carreaux, tout en ajoutant des éléments de conception inspirés de la vision éclectique de la chanteuse islandaise Bjork.[5]

Nikotwaso est une œuvre de cercles et de cycles. C’est une œuvre circulaire. Catherine conjugue le passé et le futur au présent, avec un regard sur ses grands-mères, sur sa fille et sur les générations futures, tout en faisant référence à divers éléments visuels, qu’ils proviennent de la culture pop, du cinéma et de la télévision, ou de l’esthétique culturelle atikamekw contemporaine et historique. Nikotwaso demande au public de mettre en suspens ses convictions, ou ce qu’il croit savoir des femmes autochtones, et d’entrer dans les possibilités concentriques créées par Catherine Boivin.

Pour aller plus loin :
Bowen, Deanna, et Maya Wilson-Sanchez. A Centenary of Influence. Canadian Art. (20 avril, 2020). Consulté le 25 mai 2020. https://canadianart.ca/features/a-centenary-of-influence-deanna-bowen/.

Ryerson Image Centre. Artist Talk with Dana Claxton. 1:00:55. youtube.com: Toronto Metropolitan University, 2021. Artist Talk. https://www.youtube.com/watch?v=zv6qeQTB4Yg.

La Commission a publié un rapport sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées au Québec, qui peut être consulté ici en anglais : https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2019/06/Final_Report_Vol_2_Quebec_Report-1.pdf

Version française : https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2019/06/Rapport-compl%C3%A9mentaire_Qu%C3%A9bec.pdf


[1] Wilson-Sanchez, Maya.
[2] Consultez les rapports de l’ENFFADA cités dans la bibliographie pour en apprendre davantage.
[3] Claxton, Dana.
[4] Claxton, Dana.
[5] Entretien privé avec Catherine Boivin le 6 mai 2022.



Les activités de daphne ont lieu en territoires non cédés. C’est avec fierté que nous participons à la vie de cette île appelée Tiohtià:ke par les Kanien’kehá:ka et Mooniyang par les Anishinaabe alors que ce territoire urbain continue de représenter un lieu de rassemblement florissant pour les peuples, à la fois autochtones et allochtones.

︎︎


conception du site par Sébastien Aubin.