January Rogers


Versification/ Teskontewennatié:rens


Ryan Rice, commissaire

Du 10 septembre au 29 octobre 2022





Versification en 10 questions

Ryan Rice : Compte tenu des règles et des structures occidentales qui régissent l’écriture de la prose et que vous contestez manifestement dans votre travail, pouvez-vous décrire ou définir comment le titre de l’exposition Versification représente l’ensemble des œuvres présentées ? Peut-on le concevoir ou le lire comme une (ré)action décolonisatrice ?

January Rogers : Excellente question! J’ai bien aimé le titre Versification et je l’ai choisi parce qu’il fait si bien référence à la promotion et à l’utilisation des vers activés dans la poésie qui circule sous diverses formes au sein de l’exposition. J’utilise le langage comme une invitation, à travers les mots et les images par lesquels ou à travers lesquels le spectateur est invité à découvrir un sens évolutif et une interprétation personnelle dans chacune des pièces. À un moment précis de ma vie, j’ai consciemment choisi de me tourner vers la poésie ou, plutôt, j’ai permis à la poésie de me montrer la voie à suivre pour m’exprimer. J’ai ainsi abandonné ma pratique des arts visuels pour consacrer mon attention et mes efforts à l’écriture. Toutefois, ma pratique initiale est revenue après un temps sous forme de création audiovisuelle. Il s’agit d’un processus de création très concret au sein duquel je marie la poésie à la vidéo et la prestation. Ainsi, peut-être que la combinaison de ces formes d’art, comme le fait de se débarrasser des paramètres oppressifs de la « littérature traditionnelle », pourrait être considérée comme une réaction décolonisatrice, mais, en toute honnêteté, si ma pratique génère une réaction décolonisatrice, il s’agit d’un phénomène qui découle de moi, mettant mes créations au service de mes passions.    

RR : Votre pratique artistique principale en tant que poète est amplifiée par votre expérimentation et votre maîtrise des médias (son, performance, vidéo) et est étoffée par des références à la justice sociale et une critique mordante des systèmes coloniaux qui nous oppriment. À quel moment, en tant que poète, avez-vous incorporé et intégré ces outils (médias) dans votre travail ? Comment ont-ils amplifié votre voix ?

JR : Eh bien, je ne suis pas certaine que l’intention était d’amplifier ma voix, mais la pratique elle-même a amplifié ma joie. Grâce à mon travail et à mon expérience à la radio, j’ai acquis quelques compétences en matière de réalisation sonore et j’ai pris ce petit bagage de connaissances pour le mettre à profit. J’ai eu beaucoup de plaisir à expérimenter avec le son et je me suis rendu compte que le son est une expression tellement ancienne; qu’il est possible de produire une narration uniquement avec le son. Une fois de plus, mes pratiques se sont chevauchées : écriture, son, radio, spectacle, musique, voix, etc.

Eh oui, je commente mon travail. Je suis obligée de le faire. Cela fait partie de ma responsabilité en tant que femme et artiste Haudenosaunee. Je dois poser ces jalons dans le temps, même si je dois puiser dans mes droits culturels ancestraux pour les mettre en lumière aujourd’hui. Ces pièces représenteront une interprétation contemporaine de nos enseignements et des événements historiques. Je dois me représenter en tant qu’artiste et je deviens un peu plus audacieuse dans mes pratiques en y intégrant mon histoire personnelle.

RR : J’admire ta polyvalence et la férocité de ton esprit créatif, ainsi que son absence de retenue. Qu’est-ce qui te motive ? Qu’est-ce qui t’inspire ?

JR : Eh bien, c’est le mot exact! C’est « l’esprit créatif », cet esprit m’habite depuis l’enfance. Et même si je n’ai pas choisi d’« étudier » l’art ni eu le privilège de connaître ceux qui m’ont précédé et d’apprendre à utiliser un langage artistique approprié dans le cadre d’une formation classique, j’ai fini par acquérir ces connaissances en effectuant des résidences et en travaillant aux côtés d’autres personnes dans le cadre de collaborations, ainsi que par mes propres recherches et mes propres pratiques. Je n’ai donc pas eu à désapprendre quoi que ce soit pour trouver ma voix en tant qu’artiste. Elle s’est développée en ajoutant, et non en enlevant quoi que ce soit. Je n’ai jamais eu à utiliser ce langage « classique » d’artiste pour faire croire que je pouvais générer un intérêt de la part du public relativement à mes œuvres parce que je ne le possède pas. J’ai de la poésie. J’ai des instincts. J’ai cet esprit qui guide mon travail. Je suis inspirée par l’honnêteté des expériences vécues et je suis motivée par un réel sens de la responsabilité dans l’utilisation des dons et des possibilités que j’ai été si chanceuse de recevoir dans ma vie.

RR : Ressentez-vous un sentiment d’urgence à « produire » (à savoir, faire de l’art) ? Si oui, cette urgence est-elle le moteur de votre travail ?

JR : Non.

RR : En tant qu’artiste à plein temps (au sens large), où trouvez-vous l’énergie pour gérer et mener de front non seulement l’environnement littéraire, mais aussi de multiples projets qui s’étendent à la culture visuelle et aux médias.

JR : Par moments, la gestion de ces projets devient un merveilleux casse-tête, une danse complexe. Mais, là encore, c’est quelque chose que je fais depuis l’enfance. Je me souviens qu’en cinquième année, j’écrivais des pièces de théâtre et je demandais à tous mes amis de les jouer. Il s’agissait de pièces très féministes, qui mettaient le personnage féminin en évidence, en tant que protagoniste de l’histoire. J’ai été élevée par une mère féministe dans les années 70 et 80, à une époque où le mot « féministe » était lié aux mots « libération des femmes ». Autres temps, autres contextes. Mais en tant que jeune écrivaine, j’ai également été soutenue par ces communautés. J’ai toujours été une personne autonome et je crois que je suis faite pour gérer ma carrière tout en étant la créatrice que j’ai besoin d’être. Je sais que ce n’est pas le cas pour tous les artistes et, depuis mon retour à Six Nations, j’ai mis mes compétences en gestion au service de certains musiciens et événements locaux. C’est un travail qui me nourrit vraiment. Il n’est donc pas du tout surprenant que je me sente tout à fait à l’aise dans le rôle de « productrice » pour mes propres projets et en collaboration avec d’autres.

RR : Dans votre démarche de prestation, votre présence est audacieuse, sans artifice et retient l’attention. Par ailleurs, j’ai eu l’occasion de constater que vos actions sont réfléchies et bien pesées. Comment créez-vous cette dynamique ? Êtes-vous consciente du public et de ses réactions ? Est-ce important pour vous ?

JR : Le public ne joue aucun rôle dans le développement de mon travail de prestation. Ce qui est important, c’est que je reste dans l’instant, que j’évoque l’« esprit » de l’œuvre en moi, que je le ressente en moi pendant la représentation, car cet « esprit » se manifestera pendant la représentation. C’est tellement puissant. Il y a tellement de choses qui peuvent être transmises par l’art-performance et la découverte du langage qui vient de mon corps, de mon mouvement et de la combinaison d’actions et d’interactions avec les objets me passionne pleinement. La mesure du succès d’une représentation, pour moi, c’est le silence piquant d’un public profondément captivé parce que je suis tellement engagée dans mon propre espace, mes pensées et ma méditation en temps réel. Je crois que nous pouvons définir les éléments connus de l’art-performance. Nous pouvons les nommer et les enseigner. Mais je pense que ce que j’aime tant dans les arts de la scène est identique à ce que j’aime dans le « spoken word », à savoir que nous le définissons en le faisant et que lorsque nous continuons à le faire (authentiquement), nous en élargissons la définition. Ces pratiques, comme la culture elle-même, sont vivantes et en pleine croissance. Elles doivent évoluer et défier à la fois le spectateur et, surtout, l’artiste. 

RR : Quelle a été votre expérience dans la production des poèmes visuels de l’exposition traitant des conséquences des pensionnats et du Mush Hole en particulier ? Quel rapport entretenez‑vous avec cette histoire?

JR : Tout d’abord, les images sont tirées du projet de performance documenté que mon frère et collaborateur Jackson 2bears et moi avons réalisé au Mush Hole, alias Mohawk Institute, alias le Pensionnat de Six Nations, en 2016. Jackson a une histoire plus directe et connue avec le Mush Hole à travers l’histoire de son grand-père paternel. Mon histoire familiale avec cet endroit est moins connue, mais je sais que mes grands-parents paternels ont été actifs au sein des églises anglicanes de Six Nations, ce qui les a bien sûr éloignés des traditions et des pratiques culturelles Haudenosaunee. Il y a donc eu un bouleversement évident depuis leur génération, si ce n’est plus longtemps avant. Les poèmes qui accompagnent ces images sont (plutôt) récents. Ils ont été écrits lors d’un voyage à Venise, en Italie, en avril 2022, un voyage très difficile pour moi à bien des égards. Ce voyage a été très éprouvant pour moi à bien des égards. Il m’a toutefois offert l’occasion de mener une grande réflexion sur moi-même et de rédiger plusieurs poèmes. J’ai inclus certains d’entre eux dans les images du Mush Hole. C’est ici que je raconte mon histoire. La honte de grandir en étant visiblement autochtone, la perte de ma sœur — la seule autre personne au monde qui partageait mon histoire, les effets négatifs indéniables que les pensionnats ont sur ma réalité aujourd’hui. J’ai survécu. Je m’épanouis. Je célèbre cette année 31 ans de sobriété. Le fait de retourner dans cet institut avec des images de ma famille a été très transformateur. Grâce à ce projet de performance, j’ai pu changer ma relation avec cet endroit en étant consciente de ma présence et de la présence des esprits de ceux qui y sont passés. Leur énergie est palpable. Je peux les sentir écouter lorsque je leur parle.

RR : Étant membre de la communauté de Six Nations, quelle est votre relation avec Pauline Johnson ? Faites-vous des rapprochements avec votre propre parcours d’écrivaine et d’interprète Haudenosaunee ?

JR : Réponse courte : oui. La réponse longue est que je crois qu’elle s’est épanouie en tant qu’auteure et interprète par besoin de s’exprimer, par amour du théâtre, par désir de rester libre et par désir naturel d’être sa propre personne. Je fonctionne de la même manière en tant qu’artiste et en tant que femme Haudenosaunee. Le fait de ne pas avoir d’enfants peut parfois vous faire passer pour une anomalie au sein de la communauté autochtone. Pauline n’a pas eu d’enfants (bien qu’il y ait des rumeurs...). Et je ne vois pas cela comme un sacrifice pour ma carrière. Je tiens beaucoup à ma liberté et je ne vois pas grand-chose d’autre que ce monde puisse m’offrir qui soit plus attrayant que cela. Ce que je partage avec Pauline en tant qu’interprète, c’est la manière dont nous avons appris à faire cette chose qu’on appelle la poésie de performance. À part les artistes de théâtre que Pauline Johnson admirait, il n’y avait personne qui faisait ce qu’elle faisait à son époque. Et il en a été de même pour moi. Lorsque j’ai décidé de faire évoluer mon travail vers une pratique de la poésie de performance, tout a été développé par moi-même et, heureusement, la plupart des projets ont fonctionné. Nous partageons donc une nature innovante, un programme pro-femmes et pro-autochtones à partir duquel notre poésie trouve son inspiration et, bien sûr, l’amour et le besoin de voyager pour faire avancer nos carrières. 

RR : Le rôle de l’« orateur » est fondamental dans la culture Haudenosaunee. Avez-vous l’impression de faire progresser cette tradition avec votre propre pratique ? Dans quelle mesure est-il important de raconter et d’être entendu ? Dans quelle mesure est-il important d’écouter ?

JR : Encore une excellente question, Ryan. Tu as été témoin de la performance que j’ai organisée avec des radios et, si tu te souviens bien, dans mon discours après la performance, j’ai dit que je crois que nous sommes tous comme des radios. C’est-à-dire que nous avons la capacité de transmettre (envoyer des signaux) et de recevoir. Encore une fois, je fais référence à nos énergies. En tant que poète qui prend la parole plutôt que de lire ses mots, bien que je les lise aussi parfois, je crois que la façon dont nous (les auteurs autochtones) participons à la « littérature » n’est qu’un tremplin pour nous ramener à la pratique originale de l’art oratoire. Dans nos sociétés actuelles, de nombreux rôles font appel à l’art oratoire dans leurs activités, comme les avocats, les comédiens, les enseignants, les orateurs de la Maison longue, les politiciens, etc. L’acte de « parler » n’a donc jamais vraiment disparu. La raison pour laquelle j’ai commencé à faire du spoken word, c’était pour que mes mots puissent être entendus; pas moi, mais mes mots. Je voulais les honorer en leur donnant la meilleure chance possible d’être entendus. Au fil du temps, après que mes nerfs se soient calmés, parce qu’il y a une peur de perdre ses mots en plein discours, j’ai commencé à présenter avec un sens naturel de la présence et des gestes sur scène. J’ai commencé à m’amuser avec tout ça.

RR : Les objets tangibles que vous créez et les matériaux que vous incorporez et produisez pour vos performances, vos œuvres médiatiques comme les costumes, les accessoires, les poupées de maïs, les tremplins, les cigarettes roulées, etc., deviennent tous des représentations artistiques/créatives qui incarnent votre présence et qui demeurent actives comme traces de votre absence. Dans le cas de Versification, de votre performance et de votre collaboration avec Jackson 2Bears (artiste d’installation multimédia/performance Kanien'kehaka et théoricien culturel originaire de Six Nations), comment les vestiges exposés incarnent-ils l’essence de votre performance ?  

JR : Je dirais qu’à travers la performance, nous ne créons pas seulement des expériences et des souvenirs, mais aussi des preuves de notre présence à travers les objets laissés derrière nous. Dans le cas de la performance Spirit Shadow, qui fait partie de l’exposition Versification, Jackson 2bears et moi-même laissons littéralement des silhouettes de nous-mêmes dans la galerie. Nous créons un espace négatif en forme de nous-mêmes, distingué par les médecines que nous utilisons dans une cérémonie de protection, croyant que les méthodes et les actions que nous évoquons pour nous protéger dans la performance, sont si évidentes, que même en notre absence, nous restons....protégés, en quelque sorte.

                                                                                                                                                                              Prochaine exposition︎



Les activités de daphne ont lieu en territoires non cédés. C’est avec fierté que nous participons à la vie de cette île appelée Tiohtià:ke par les Kanien’kehá:ka et Mooniyang par les Anishinaabe alors que ce territoire urbain continue de représenter un lieu de rassemblement florissant pour les peuples, à la fois autochtones et allochtones.

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